Jean-Gabriel Cosculluela

Né en 1951 à Rieux- Minervois (Aude), il vit en Haute-Ardèche, après avoir vécu plus de quinze ans à Montpellier et dans les Cévennes. Conservateur en chef des bibliothèques, écrivain, traducteur de l’espagnol.

Editeur, il co-dirige la collection Espaces de peu aux éditions Atelier des Grames. Il prépare l’édition d’inédits de Joë Bousquet aux éditions Hippocampe.

Egalement commissaire d’expositions. Depuis 1995, il travaille avec des artistes pour des livres singuliers. Livres aux éditions A Demeure, L’Amourier,  A Passage, Atelier des Grames, Le Bourdaric, Brémond, Le Cadratin, Centrifuges, Collodion, Color Gang, Comp’act, Créaphis, Fata Morgana, La Féline, Frau, Hanneton, Huguet, Le Livre pauvre, Mains-Soleil, La Margeride, Méridianes, La Passe du vent, La Petite Fabrique, La Porte, Propos2, Rencontres, Rivières, La Sétérée, Tarabuste, Trames, Voix-Richard Meier, Voix d’Encre, Les Yeux les mains, Zéro l’infini… Publications sur Internet.

photo de Marie-Françoise Bondu

Derniers titres parus: Talus (éd. La Féline, 2013) avec une estampe de Jean Rigaud, Question de la lumière (éd. Rencontres, 2014) avec des peintures de Christine Valcke, Nuidité du fragment (éd SD, 2016) avec des travaux de Sylvie Deparis, Nuidité du seul (éd. La Canopée, 2016) avec des travaux de Thierry Le Saëc, Tset, tsvet (éd. Centrifuges , 2016) avec des peintures de Claude Viallat, Maison, où… (éd. Méridianes, 2016) avec des peintures de José Manuel Broto, Pessakh Antschel & Bachmann Apside (éd. Collodion, 2016) avec des peintures d’Anne Slacik, Ce moment seul (éd. Le Cadratin, 2016) avec une typographie de Jean-Renaud Dagon, Epeler l’arbre (éd. Galerie du Bourdaric, 2017) avec des travaux de Mireille Fulpius, Isabelle Grasset (Yzo), Alexandre Hollan, Jean-Luc Meyssonnier, Presque le ciel / El Cielo casi (éd. Atelier Carole Texier, 2017) avec des gravures de Carole Texier, Partita (éd. Voix-Richard Meier, 2018) avec des peintures de Hélène Peytavi, Ocell (éd. Le Livre pauvre, 2018) avec des peintures de Thierry Le Saëc, Nouer (éd. Color Gang) avec des gravures d’Yves Olry, L’Oubli ostinato (éd. Trames, 2018) avec des peintures d’Anne Slacik, Vertige du seuil (éd. Les Yeux les mains, 2018) avec des peintures de Thierry Le Saëc, La Vie qui lui manque in En el vuelo de la memoria : para Angel Campos Pampano – collectif, direction Suso Diaz (Editora Regional de Extremadura, 2018), Tarrampeu in Frau(x) (éd. du Frau, 2018) avec des travaux d’Odile Fix, Nuidité du papier (éd. de Rivières, 2018) avec un texte de Michel Butor et des peintures d’Anne Slacik, Debaxo (éd. Izella, 2019) avec des peintures de Michel Remaud, S’amuïr, suivi de Résister aux mêmes (trois brefs essais sur la poésie) (éd. La Passe du Vent, 2019) avec une préface de Jean-Michel Maulpoix et des gravures de Gisèle Celan-Lestrange.

Textes de Jean-Gabriel Cosculluela :

 

Incesser la lumière      pour Aurélie Foglia

 

La lumière ne disparaît pas. Inciser la nuit. Inciser le jour. Incesser la

lumière.

Elle advient, apparaît où elle reste à chercher.

La couleur la creuse, là où elle peut se trouver, nomade.

La couleur est peut-être seule à être là, un instant, à nu, à vif. Une

touche, silencieuse.

24 février 2019

 

C’est le travail de l’ombre ou de l’obscurité. L’ombre et l’obscurité ne

se donnent qu’avec la lumière. À côté.

 

Lo joi seria

la riba

dels mots paures

s’escampar aqui

e trobar la canço.

(Vida de Jaufre Rudel) *

 

Avec l’empan des pertes, les yeux, les mains retrouvent une couleur

seule, nue, vive.

Les yeux, les mains retrouvent peut-être le rythme, la vibration de la

lumière.

Nous ne la nommons qu’avec des mots pauvres, creusant. Le chant

est au bord.

Claire lumière ou lumière obscure. Nous nous approchons, allant

même la chercher dans l’ombre et la nuit mêmes. Pour un chant,

battant de lumière.

Nous gardons une voix en retrait, de basse continue.

La lumière finit par s’échapper des pertes, des brisées. Les yeux, les

mains reprennent la partition, ce qui a été perdu. Le chant.

25 février 2019

 

Jusqu’à ce que la lumière tienne, ne serait-ce qu’un instant.

La lumière se retire et se fait à l’angle de la lumière, aux brisées de la

couleur.

ô cendrée du chemin, ce sont des mots pauvres de Gérard Titus-Carmel,

proches du chant

Nous cherchons la lumière jusqu’à son nom. Son nom perdu d’un

angle à l’autre, d’un bord à l’autre, erre, peut-être, lumierre.

Nous nous égarons, comment faire ?, dans la lumierre.

Son nom perdu, elle traverse l’ombre, puis l’obscurité avec quelques

couleurs seules, nues, à vif.

26 février 2019

 

La lumière se fait nuit, la lumière se fait jour, yeux nus, mains nues.

1er mars 2019

*

Le voeu

accoster

au bord

des mots pauvres

se jeter à leurs pieds

et faire chanson.

© jgc, mars 2019

*

Garder le silence

à Claude Margat

N’aie pas peur de regagner le vide le plus simple

Louis-René des Forêts

Poèmes de Samuel Wood

 

Il y a

le commencement

de tes mots

dans le noir

les bruits

de tes pas

sur le chemin

dans l’herbe

ton regard

en silence

puis

les à peine

bruits du jour

en arrière-fond

les couleurs

de la ligne d’horizon

entre l’à peine bleu

et la terre encore encre

soudain

un petit bois

dans le fond

et d’autres couleurs

de la terre

te viennent

peu à peu

tu gardes

le silence

à la lettre

près

dans la lumière

qui vient

tu vois

l’écriture

de la terre

qui reste

invisible

à d’autres

des parcelles

de champs

des arbres encore

et les tournants

du chemin

tu gardes

« le voir

le plus simple »

sur ta table

de mots

et d’images

tu le nommes encore

pour d’autres

dans l’invisible

tu restes

entre

nous dis-tu

tu nous nommes

nous

dehors

d’air

dedans

mots

images

bouche et buée

la lumière du jour

tremble

tu nommes

l’émotion

tu gardes

le silence

entre

mains

yeux

et bouche

un homme marche

encore

au loin

entre champs

sur le chemin

le noir

revient noir lumière

 

terminé le 10 septembre 2017

 

avec des mots d’Yves Bonnefoy (in Le Voir le plus simple, éd. La Sétérée, 1988)

*

Passant d’absence

à Sylvianne et Christian Sorg

 

Me manque le petit pays, la maison natale. Marcher dans la montagne. Entrer sans retard dans une langue inconnue. Se risquer dans ses mots, regretter. Marcher dans la montagne, arriscarse n’as suyas parabras, cloxicar. Marcher dans la montagne, parmi la pierre, l’herbe, marchar n’a montaña entre cantal, yerba, ou marcher dans la neige, o foziar, sur les sentiers de peu, n’as enderezaras de poco. Marcher dans la montagne, marchar n’a montaña. Se creuser, afundar-se. Passant, se creuser, peteniador, afundar-se. Se laisser des lettres, des mots sur le chemin des yeux, dixar-se letras, parabras n’o recorrer d’os güellos. Prendre les lettres dans l’alphabet de l’absence, prener-se as letras en o alfabeto i ausenzia. Rester en silence avec la perte, arrapar-se en silencio con a perda. S’arrimer au vent neige de l’oubli, aplegar-se a ixufrina d’o ixipliu. Se recouvrir de lumière dans la terre pauvre. S’embolicar de luz en o tarrampeu. Se glisser dans la neige avec les lettres, les mots, eslenar- se n’a nieu, con as letras, as palabras.

Traduction de l’auteur, avec l’aide d’Anchel Conte Cazcarro (pour les mots en fabla aragonesa).

copyright jean gabriel cosculluela

*

Trois quintils pour JB

à Julien Bosc

Version pour finir ou presque: le lieu d’une absence.

Et encore une autre :

le lieu qui nous prouve qu’être n’est pas un lieu.

Et pour finir cette version:

le monde est un lieu pour apprendre qu’être n’a nul

besoin de lieu. Roberto Juarroz

 

Nous arrivons nu à l’espace du livre,

d’un accord absent ou silencieux

à l’envers de nos mots et couleurs,

veilleurs, à l’écart, d’un phare sur la terre creuse,

disséminant quelques mots et couleurs.

Le chemin n’est pas perdu en pays nu,

nous prenons la lumière à même l’obscur,

à l’aveugle, nous touchons mots et couleurs

dans l’obscur, le chemin se devine

peu à peu, d’où, la lumière, par surcroît.

Nous faisons nu et nous avec le monde, la vie, le mot,

avec la couleur, nous cherchons un chant pauvre.

Nous sommes, puis nous ne sommes pas à l’oubli,

seulement nous résistons au même, à l’absence.

Le livre est là sur la table, pauvre, un chant.

© jean gabriel cosculluela, 27 septembre 2018

*

Un chemin nu

à Bernard Noël

L’oubli

est un chemin

nu

L’oubli

tient

malgré tout

encore un mot

dans le présent

par moment

à peine

L’oubli

faisant nu avec le peu

le rien

cela qui m’a tenu

retenu

me retient

L’oubli

revient

sans image

il ne ressemble

à rien

qu’à ce peu

qu’à ce nu

qui se fait jour

par moment

dans la mémoire

Je retrouve un mot

un nom

il fait oublier

et immédiatement

ne pas oublier

Textes extraits du manuscrit L’Oubli ostinato (53 poèmes dédiés à Bernard Noël) pour le projet de livre typographié avec des calligraphies de Claude Margat

 

Carole Dailly

Née à Lyon en 1970, Carole Dailly vit à Saint-Etienne, elle est l’auteure de poèmes et de nouvelles. Exerçant un métier alimentaire à mi-temps, elle consacre tout ce qu’il en reste à l’écriture mais aussi au dessin, au théâtre, et à la sieste.

A la croisée de l’intime et du multiple, ses poèmes parlent surtout de la vie intérieure, celle de l’esprit – sain ou pas -, et du cœur, de ses aspirations, de sa sensibilité au monde (naturel et urbain) et à l’Autre.

Une écriture plutôt épurée et suggestive, qui ne recherche ni le discours ni la rime mais le fond, son rythme, ses images, son énergie.

En somme, une écriture pour être (un peu plus) vivant et passer (un peu moins) à côté de la vie (quoique ?), multiple et offerte. De sa réalité première et de l’Autre.

Une écriture avec les moyens du bord, pour répondre à l’urgence quotidienne.

Dans ses nouvelles, en particulier, on retrouve des gens dits « ordinaires », souvent fortement liés à la nature. On les découvre dans la rencontre ou dans l’épreuve, où surgissent les ressources (ou pas), inespérées et généreuses, un peu comme la poésie.

Aux détresses sans réponse, la riposte du cœur vaillant bien décidé à ne pas se laisser faire, tant bien que mal. Et de puiser dans l’abondance des beautés de traverse … D’une vie en soi qui l’emporte sur toute forme de compression du personnel.

Bibliographie

-« A hauteur de l’ange« , éditions Le Réalgar, 2017, prix Charles Péguy de la SPF (Société des poètes français)

– « Entre chien et loup », livre d’artiste avec Violetta Compain et Stéphane Guillandon, exemplaire unique à la Médiathèque de la Ricamarie, 2017

– « Les heures traversés », livre-portfolio avec aquarelles de l’auteure, exemplaire unique à la Médiathèque de la Ricamarie, 2017

-« Toute affaire cessante« , éditions Marie-Louise Cartel, 2016, micro tirage épuisé.

-« Brute, pas pure« , poèmes éditions Le Réalgar, 2015

-« Le poids de la brindille« , nouvelles et récits, éditions Chemin de Traverse 2014

-« Héritage des silences« , poèmes (éditions Manoirante 2010, réédition en 2015 par Le Réalgar), lauréat des prix de poésie francophone Amélie Murat de la ville de Clermont-Ferrand et du prix J-M Heredia de la Société des poètes français 2012.

-Depuis 2007, parution régulière de textes en revues, dont Verso.

Textes de Carole Daily :

1

Comètes vous êtes,

Comète je suis

Nos trajectoires parfois se croisent

Tracent un jeu de lumières

Un dessin qui danse,

L’aura d’une rencontre,

Un instant suspendu

2

Brumes

Fantômes d’enfance

Brume blanche relevée comme un voile

Le bruissement de la forêt au matin

Comme des faons, des enfances passent

Dans leur sillage, le souvenir du premier mot

 

Pleine lueur

Aveugle un instant et puis le partage des larmes

La nuit et ses étoiles, sa livrée d’infini, de profondeur,

Les étoiles, des fleurs sauvages pour la Mère !

-Mère-Nature-

Des douces et multiples,

Des éclats féeriques,

Et plus loin dans les galaxies

Des effusions d’embruns aux peintures du large

De l’espace, de l’amour,

Et tous qui deviennent

Le vent léger dans le dos

 

Extrait de à hauteur de l’ange, éditions le Réalgar, 2017 (prix Péguy 2018)

 

1

Des nuits dépouillées

Des candeurs défaites

Des rêves incertains

Elancées abstraites

 

Musique fugitive

Dans mon âme souffle

 

Un geste se déroule

Oiseau esquissé

Une danse passe

Le chant se répercute

Nuit dépouillée

 

2

Visages sans nombre

Vous revenez parfois

Vous presser aux remparts du mutisme

Vos yeux bruissants,

Saisis, frôlés

Cortège silencieux

Amours avortés

Vos bouches effacées

Vos lèvres dépossédées

Cortège silencieux

Vos yeux tournés vers moi

Vous revenez parfois

Vos yeux levés vers moi

Bruissants

Vos sourcils joints, enchaînés

Vos regards à eux seuls toute votre histoire

 

Extrait de héritage des silences, Lauréat des prix Amelie Murat 2012 et J-M de Heredia de la Société des Poètes Français 2012, éditions Manoirante 2010, réédition 2015 par les éditions le Réalgar.

 

1

Me souviens d’une terre brûlée
Les pulsations du désir

Me souviens d’une terre brûlée

Odorante, généreuse, puissante,

 

Enfants intenses, avides, intacts

 

Terre intense

 

Me souviens

Les pulsations battantes du désir

Joueur

Délivré

Heureux

Triomphant

Terre ardente        feu de joie   les nuits étincelantes

Tout ce qu’il y avait

Tout ce qui durait

Tout ce qui était

 

Enfants intenses, avides, intacts

La pulsation

Partout l’âme, le corps, la force d’être,

L’éternité vibrante, le rire, la voix

 

Me souviens d’une terre brûlée

 

 2

It*

J’avais de quoi vous aimer.

Je l’avais, je vous dis.

Je l’avais et je vous le donnais, aussi prodigue qu’il m’avait été conféré
Il avait la fraîcheur de l’eau d’air et de roche

Leur force et leur douceur,
Il en avait la profondeur présente toujours, et toujours arcane,

Et son murmure aussi il l’avait, celui, rieur,
De la légèreté qui porte les pollens et le froufrou des libellules,

Les reflets et la lumière à la surface de la belle

 

Je l’avais, je vous dis
Et il me portait. Moi aussi il me portait ! Comme le vent les pollens, c’est ça !

Je crois bien qu’il m’avait fait pour, même
Peut-être pas que,

Mais

Mais si, je crois.

 Je vous le donnais. Quoi d’autre ? ! C’était joie

C’était espace et le proche aussi
Le plus proche qui soit,

J’ignorais encore que l’offrande pourrait être silence.

Pas celui qui accueille et recueille, non : le silence de l’absence.

Absence de vous.
L’has never been.
Il était là, il était venu pour nous, tout partout, il suffisait d’ouvrir pour qu’il entre
Mais il n’a pas été vu. Pas vu, pas pris.

Alors est apparu un autre silence, quelque chose comme l’arrêt brusque du vent

Et je suis tombé

Je vais tomber encore – car je sais maintenant, maintenant que je sais –
Quoi d’autre ? ! Qu’importe ! Pomme que je suis, comme bonne pomme on dit sans savoir si bien dire

Oui, bonne pomme, cerise, noix, citron, poire !

Ce qui est porté tombe et donne, tombe même sans personne pour recueillir

  

Je l‘avais je vous dis,

Autant dire : Il m’a

Et c’est tout sauf l’aliénation

 

*Dans « Sur la route », Jack Kerouac désigne ainsi le meilleur des improvisations de musiciens écoutés dans un club de jazz .

C’est l’instant de grâce, la capacité au meilleur de sa sensibilité, à sa plus belle et vraie pulsation de vie, à son déploiement musical dans le don d’elle-même, porté par une énergie de transcendance harmonieuse et intense.

« …et alors il se hausse jusqu’à son destin et c’est à ce niveau qu’il doit souffler. Tout à coup, il part au milieu du chorus, il ferre le it; tout le monde sursaute et comprend; on écoute; il le repique et s’en empare. Le temps s’arrête. Il remplit le vide de l’espace avec la substance de nos vies, avec des confessions jaillies de son ventre tendu, des pensées qui lui reviennent, et des resucées de ce qu’il a soufflé jadis. Il faut qu’il souffle à travers les clés, allant et revenant, explorant de toute âme avec tant d’infinie sensibilité la mélodie que chacun sait que ce n’est pas la mélodie qui compte mais le it en question … »

 

Extrait de brute, pas pure, 2015, éditions le Réalgar.

Michaël Glück

Biographie partielle

Naissance le 10 juin 1946 à Paris. Écrivain, poète, dramaturge et traducteur. Il fut, entre autres, enseignant (lettres, philosophie)  lecteur et traducteur dans l’édition, directeur d’un Centre Culturel et théâtre, écrivain dramaturge associé à des compagnies de théâtre.

Multiples collaborations artistiques : théâtre, danse, marionnettes, arts plastiques, musique, cinéma, vidéo.

Est traduit en : anglais, allemand, italien, espagnol, coréen, chinois, ukrainien, macédonien, roumain, catalan.

Vit encore, sans pronostic. Ecrit, écrit, et encore…

Persiste, résiste insiste et signe.

Michaël Glück

photo de Michel Durigneux

La bibliographie de Michaël Glück est assez importante. On peut consulter le site des auteurs

dessin d’Agnès Dubart

 

Trois textes offerts par Michaël Glück :

 

vers l’encre

 

in memoriam Jean-Jacques Boin

 

1.

cueille rassemble noue et lie ce qui chute ou tombe ce qui cadavre du vif ce qui a quitté la verticale vers la jonchée de fleurs ou bouquets le debout le coucher le gisant ce mouvement-là de l’héliotrope à l’abîme au creuser parmi les racines ou c’est selon dans l’air dispersion dans l’air fumée fumée vertige du noir vers l’encre

 

sous le décharné jeté à la nuit où vermille la nettoyeuse la pâleur des charpentes fait cette aube inhumée qui ne se souvient pas et nul ne peut plus dire quel effroi a effacé jusqu’au noir des pupilles non plus ce qu’il en est des vieilles images dans l’album de la mémoire emporté au-dessus celui qui viendra rassemble et noue gerbe des mots

 

2.

au-dessus qui se penche pour lire ce qui s’en va connaît le miroir de chaque épitaphe l’œil n’ignore aucune lettre la voix les épelle une à une et ce n’est qu’un nom dit-elle après un nom sans ombre le mien qui vient qui se penche anticipe l’étreinte qu’on se donne l’absence qu’on s’accorde

 

tout un grouillement de signes au-dessous tout un alphabet de matières putrides rongements dissolutions fête vorace de la décomposition une lente transformation une joyeuse reconversion la tête ô que devient la tête dans ce laboratoire souterrain dans cette alchimie des choses ce tournoiement des particules

 

3.

où est la surface de la terre et où commence le ciel voi che entrate° où la limite entre deux versants de la monnaie quand je lis le filigrane d’où vient la lumière de quelle ténèbre° de quel aveuglement une pièce dans chaque orbite et trois dés pour remplacer les dents manquant ma guitare a sept cordes

 

une note pour le repos le lit est descendu dans le giron d’argile dans l’humus dans la boue dans la tranchée d’un champ de batailles le lit est plongé plus profond sous les dialogues d’ossements les plus jeunes en-dessous crie l’officier des lombrics il reste encore un peu de place mais viendra bien le temps

 

4.

naître et n’être pas sont frères siamois jumeaux dont l’un mange l’autre mais qui peut savoir qui mange l’ombre ou quelle ombre me mange qui veut découper la matière en  suivant le pointillé ne crée pas la parfaite carte du monde il n’est nul pays qui ne soit des vivants et des morts de la lumière et de la lumière

 

couchés sur le dos nous regardons disent-ils ceux qui se sont penchés sur nous nous sommes ne sommes plus au berceau dans nos draps de sapin mais bientôt la résine et la cire ne suffiront plus à masquer notre puanteur nos éternuements glisseront sous les dalles de marbre horreur des miasmes de l’éternuité°

 

5.

au bord de l’absence le chemin est damé sous les talons ferrés cliquetis du cahin-caha ou bien c’est comme si nous marchions sur une poutre d’acier au-dessus du tohu-bohu  comme si aller était toujours précéder les commencements ou les arracher pour les précipiter vers l’obscure ou la fin comme si

 

nous ferions semblant de vivre disent les morts ne disent rien si au moins là-haut vous faisiez semblant d’être affligés j’y pense et puis j’oublie sing sing c’est la vie° nous ne mourons qu’après les enterrements nous mourons d’épuisement parce que vous n’avez plus rien à nous dire qui puisse tenir nos membres assemblés

 

6.

sens dessus dessous narcisse ne sait qui est qui qui vivant qui noyé et nos amours faut-il qu’il m’en souvienne° quel reflet sous la peau de la terre quel autre ici creuse ton carré de fraises des bois ici lève ton blé œuvre fût-ce en vain œuvre pour ces insectes coprophages qui tôt ou tard nous survivront

 

moi rien pas moi rien rien et nier pas l’ombre ni la présence ne répond de rien ne répond à rien sans voix tous les sans voix si nombreux là-dessous villes sur villes maisons sur maisons tombeaux sur tombeaux et les peuples d’en haut sans fin toujours s’enfoncent et ce qu’ils ont conçu les rejoint sous la cendre

 

7.

et je ferai faire une image à la ressemblance de toi° le revenant jamais ne reprend la place de qui l’a quitté le revenant toujours de trop loin revient et de ce trop loin chacun se rapproche la main vive dans la nuit cherche sa main morte les phalènes se noient dans les larmes des chandelles et sphinx à tête de

 

ceux d’en bas qui ont nourri n’ont plus rien dans le ventre lors qui pourrait peindre leurs faims qui pourrait peindre leur absence de désir le vent sous le clavier de la cage thoracique ceux d’en bas n’ont jamais entendu les rires de ceux d’en haut ni leurs applaudissements étouffés par les gants de la chair

 

8.

ramassons simplement une motte de terre° nous tenons dans nos mains ce que nous deviendrons nous tenons ce miroir où main gauche s’inverse en droite inexistante nous tenons ce miroir où nous nous abîmons la mort est sans image elle est bouquet de mots qui devancent toujours nos lèvres décharnées

 

petits poucets frondeurs nous posons sur la pierre les cailloux du retour nous jouons à nous égarer nous inventons des rites des sentiers des traverses mais nous savons très bien que le chemin finira par nous retrouver nous l’avons toujours su l’enfance est le berceau de ce très vieux savoir que nous nous efforçons d’oublier

 

9.

le plan d’une ville ressemble à celui de son cimetière toute métropole commence par sa nécropole les danses d’épousailles succèdent aux macabres toute naissance est renaissance après la longue stérilité le linceul fait la nappe les enfants sont vêtus avec les nippes de ceux qui ne le sont plus recto verso

 

ce qui reste des os brûlés fait l’encre des jours et des livres qui s’écrivent s’écrivent recto verso recto verso la vie paraît en renonçant et le renoncement relance les dés d’autres cellules d’autres insurgées voyez dans le grand remuement la saine colère le grondement le dialogue incessant de l’irrésignation°

 

10.

les fleurs en plastique fanent pareillement sur le marbre ou le granite des tombes et les portraits jaunissent dans les médaillons les lettres gravées s’estompent l’or pâlit la grande érosion renverse les sépulcres les herbes folles renaissent on se plaît à chercher quelque épitaphe saxifrage dans les allées qu’ombrent de vieux arbres

 

dans les jardins de la mémoire bourgeonnent s’épanouissent d’autres phrases s’ouvrent les lèvres d’autres bouches d’autres fleurs ce qui meurt nourrit tout cela qui va naître un enfant cligne de l’oeil nous avons des sourires de prothèses sourires malgré tout que rien ne décompose la mort est inconstante et ne prend rendez-vous

 

11.

toutes choses périssent et choses sommes nous le savons et choses roses nous serons dans les mandibules du vent dans le grand recyclage ou plutôt ne serons plus autre chose sera qui ne sera plus nous autre matière figurée autre distribution du vivant qui demeure au-delà de ceux que nous fûmes de toute chose survit un peu de souffle un rien de chant

 

nous enregistrons les chants d’étoiles mortes depuis longtemps mais qui sait quel papillon se posera sur ce qui fut notre souffle il n’y a rien de personnel et il faudrait bannir des langues les pronoms autant que les noms en propre toute vie singulière n’est qu’une vie d’emprunt sauf ce baiser que je vous dois cette chance irrégulière

 

12.

 écailles de tortues pattes d’oiseaux dans la neige coups de becs dans la motte de beurre sur le rebord de la fenêtre empreintes dans la boue abattures vol-ce-lest et autres laisses et entrailles où plongent haruspices et devins grands lecteurs d’étripés déchiffreurs d’écritures intimes légistes oui légistes lecteurs

 

ont déposé leurs murmures sur la peau du silence ont inventé idéogrammes hiéroglyphes et alphabets écritures célestes et terrestres pour garder traces de leurs visions et pour honorer les morts ont créé les calendriers des années nocturnes des saison ont écrit sur les sables de la rive en dansant sur les talons

 

13.

des siècles parlent dans les bouches des langues des peuples des jambes marchent dans les jambes depuis des hordes et des hordes nous avons les foulées des vivants et des morts l’allure des vieilles phrases qui ajointent les peuples nous longeons les rives des fleuves comme des lignes sur un cahier où accrocher nos cris

 

il y avait les bûchers des cendres d’un sage dit un autre sage j’ai retiré un doigt calciné avec ce doigt j’ai écrit notre long périple les fables de nos commencements j’ai nommé les paysages peu changeants montagnes forêts et lacs j’ai dessiné la forme des rochers je n’ai pas dit celle des nuages au dessus de nos têtes

 

14.

le ciel tombe dans les yeux le ciel creuse ensevelit les nuages trous noirs des pupilles le ciel tombe au tombeau des pupilles les choses s’abîment dans les têtes les choses du monde sombrent les paupières se ferment s’abaissent comme un drap l’œil étoupé° recèle ce qu’il vit dans les temps des vivants

 

le ciel pâlit les yeux pâlissent tout le bleu renonce s’évapore s’évanouit bascule vers la nuit s’éteint emporte le souvenir du ciel et les mots qui nommaient le bleu des yeux farde les lèvres les mots se retirent comme se retire la main sismographe qui notait il y a peu le mouvement des nuages l’épanouissement d’une fleur

 

15.

on pose sur les os une gerbe de roses

on pose sur la cendre le vase d’une absence

on répète des gestes qui ne sont à personne insensés si l’on songe

 

qui posera les os sur les roses défuntes

 

michaël glück

 écrits au monastère de Saorge

octobre 2009 et à Montpellier premiers jours de janvier 2017

notes : les italiques, par ordre d’apparition sont des emprunts à :

Dante, André Chouraqui, Jules Laforgue, Jacques Lanzmann, Apollinaire, La Piémontaise (chant traditionnel, 1704), Francis Ponge, Benjamin Fondane, Pierre de Ronsard.

 

 

dans les ravins de l’amnésie

 

Il en est des villages

comme il en est des hommes.

La mort finit par les surprendre.

 

C’est parfois l’avalanche qui quitte sa draye,

la rivière qui déborde,

le feu qui court de toit de chaume en toit de chaume.

 

C’est parfois les saisons qui tourmentent la terre,

la force de creuser qui manque,

le sillon réfractaire aux semailles.

 

Ou bien c’est un savoir, un dicton perdu :

Par où c’est passé il faut que ça revienne.

L’oubli ensevelit ceux qui ont oublié.

 

Ou c’est le peu qui fait défaut,

des bras arrachés par une guerre,

le poids d’un corps absent, les sabots vides.

 

Ou encore un lit trop grand,

les moïses d’antan devenus inutiles,

une table trop longue entre deux bancs.

 

Ce sont d’impossibles fiançailles,

le goût amer du sang qui fige,

le cercle qui décroît de vivre.

 

Ce sont les gestes qui se noient,

les habitudes consanguines,

la répétition des douleurs.

 

C’est la promesse de l’ailleurs,

la charpente rongée,

l’abandon et la ruine.

 

C’est un pan de montagne

qui souffle une maison,

un panier d’œufs écrasé.

 

 

Ou bien un nuage,

un nuage,

un nuage,

 

la brûlure des prairies,

le lait qui tourne dans les mamelles,

les champignons, les champignons.

 

C’est un clocher dont le tocsin

est étouffé au fond d’un lac,

et c’est un premier meurtre.

 

Il en est des villages

comme il en est des hommes.

Destructions et naissances.

 

Guerres géologiques.

Longues erres des morts inscrits dans les calcaires,

gneiss des agonies, cristaux. Matière.

 

Mais nous sommes ici les tardifs,

nous avons appris à bâtir

sur nos propres vestiges.

 

Nous avons appris à lire

sous le limon les noms effacés

de nos cités enfouies

 

comme on apprend à lire

les âges de la terre,

demeures sur demeures.

 

Un volcan nous saisit

dans le sommeil, referme

sa gangue sur une étreinte.

 

 

Ou c’est un glacier qui

vient vomir le marcheur inconnu

que nul ne réclama.

 

 

 

On n’a jamais vu dans les moraines

le trône d’un roi, les bijoux d’une reine,

ni la pierre d’un prophète.

 

Ni vu la langue bleue tranchée par l’abîme

recracher un palais, une église,

une fresque perdue sous la chaux du silence.

 

Érosion, lents frottements

lentes noces du ciel humiliant

la terre qui s’est dressée.

 

Ainsi l’ordre des choses,

le monde sans nous,

ce qui s’élève et puis s’effondre.

 

Ainsi les grandes fougères,

et la houille et le plomb et l’argent,

et l’empreinte de nos mains.

 

Ainsi la danse d’un soleil noir,

les doigts qui ne tourneront plus

les pages de schistes.

 

 

Comme ainsi nos livres

et le gouffre et la perte. A quoi bon,

et ni bon, ni mauvais. Ainsi.

 

Mais nous sommes ici les tardifs.

Il en est des villages

comme il en est de nous.

 

Nous avons appris l’art des guerres sournoises.

Villages assassinés

sous les racines de mélèzes.

 

Nous sommes devenus ouvriers de la mort.

Ce qui ne tombe pas nous le précipitons

dans les ravins de l’amnésie

 

 

liber

 

pour Ghislaine Lejard

 

sous l’écorce

le premier livre

 

sous la peau du livre

le premier poème

 

écrits de résine

de colle et de vent

 

avec l’encre du temps

sur les rides des jours

 

 

l’oiseau est

le plumier du ciel

 

il nous faut deux mains

pour la pluie et la soif

 

il nous faut deux mains

pour guider la charrue

 

il nous faut deux mains

pour tenir le livre

 

pour tenir un visage

 

 

michaël glück, le 9 janvier 2019

 

Textes de Sylvie Brès

tiré de Sylvie Brès, L’incertaine limite de nos gestes, La rumeur libre, 2014.

 

Aux parois

 

On se cogne aux parois de la vie

comme insecte ébloui ;

le sens de la vie : une lumière qui brûle

les ailes.

 

On file bon train

dans le petit matin

de nos mains nues,

on a juste envisagé l’aube et

déjà l’inquiétude du crépuscule nous étreint.

p41

*

 

On a la rage d’arrimer nos pensées aux cordages du réel.

On a la délicatesse de se croire unique.

On a tant besoin d’habiter

le temps,

de planter

les ongles du rêve

dans le magma de la réalité,

de pénétrer

le mystère des commencements,

de lapis-lazuler

celui de la fin

du joyau inventif de nos larmes !

p42

*

On voudrait pouvoir comprendre le comment et le pourquoi !

demander aux étoiles déjà mortes si elles ont bien vécu

et de quel éclat perdu

elles ont balisé

des chemins inconnus !

 

On voudrait traverser les trous noirs et en sortir grandis.

 

On ne cesserait de vouloir et même si le conditionnel

auréole de hardiesse,

on est assoiffé

et cette soif dépasse les mots proférés.

p43

*

J’aimerais

encore

en dépit           au défi

à défaut           au départir

au millimètre près

au mot près

en déconfiture            envers

malgré                        désespérément.

 

p53

*

 

Grisée de bleu

 

Et quand elle eut passé la frontière

Elle se mit à tirer sur le bleu

Et tout l’azur vint avec !

Elle fit salve d’étincelles de nuit.

Elle fit feu de tout corps.

Elle déchaîna ses racines.

Elle libéra ses origines.

Chaîne et trame elle fusa.

 

p.79

Tiré de Sylvie Brès, Affleure l’abîme, La rumeur libre, 2009.

 

Où est le chemin ? Je n’ai vu que les pierres !

Où est le paysage ? Je n’ai vu que l’abîme

Du chemin, je ne saurais dire, qu’en y rampant,

mue de printemps, vieille peau de serpent.

Je ne saurais capturer que l’aile éployée d’un

regard, je ne saurais saisir que le chant des nuages.

Du chemin, je n’ai rien à en dire, ou cela me

mènerait tellement loin, que je refuse !

Aller aux franges ? Aux lisières ?

Du chemin, la torture des ceps, le garde-à-vous

des piquets. Du chemin, le harcèlement de

l’éphémère

Du chemin, l’expérience de l’aguet

l’espérance du regret

Du chemin, je n’aimerais que le goût âpre de

la sueur, mais il faudrait se donner le temps

laborieux de la montée, les heures chaudes

ensommeillées ; l’effort comme art de vivre.

Du chemin je n’aimerais que le retour,

l’éternel

Du chemin, je ne garderais que la tentation

 

P.9

*

 

Et, elle, je la vois

cette naïveté

sans voile, sans détour

Elle établit son primat, elle appartient aux

origines, elle est creuset du questionnement

Elle n’est jamais repue,

elle se donne comme approche

elle se donne comme tentation

et comme entière provocation

Elle permet à l’autre de glisser sur ses invraisemblances

elle lui permet de se rapprocher de l’essentiel

Elle permet au monde de passer à travers

le chas de l’onirique. Elle lui permet

de faire une entrée triomphale dans

l’infiniment minuscule

Elle laisse possible une entrée en matière

verticale et un regard de biais

Il faut laisser les accoutrements et les oripeaux

au vestiaire

Faire fi des lois de la pesanteur

Il faut juste s’ajuster à la divinité de

l’amour

et comparer ce qui en nous se défait pour

laisser notre être tremblant

au chambranle de la vie

au seuil de l’innommé

 

p.28/29

*

 

Nous allons. Nous croyons que nous allons.

Nous au gré du moi, au gré de l’autre,

nous à tu et à toi,

nous à corps et à cri, à hue et à dia.

Nous irons. Non… Nous allons.

Nous pensons y aller. Nous voulons y aller.

-Mais des roses nouvelles ?!

Nous allons joue à joue, main dans la main.

Nous allons à cœur ouvert

à livre ouvert.

Nous allons à l’insu de nous-mêmes à l’insu

de l’univers, inventer.

Nous allons coiffer l’effigie de la vie,

tresser les roses de l’oubli.

-Mais des roses nouvelles ?!

Nous allons déposer les armes, mettre la fleur au fusil

Nous allons distiller notre âme, festonner nos rêves.

Nous allons détailler le temps, soupeser le vide,

créer du mystère, narrer l’improbable ?

-Mais des roses nouvelles ?

Nous irons fouler l’herbe grasse des étoiles,

sonder les trous noirs, nous irons ventre à terre.

Nous irons communier dans la galaxie,

prier l’anneau de Saturne,

nous inventerons de nouvelles entités.

-Mais des roses nouvelles ?

Des roses sans épines ? !

Des roses sans parfum ?!

Des roses sans couleurs ?!

Nous le savons très bien.              Mais des roses ?

Que leur suavité investisse la corolle de nos corps.

Nous serons ces roses nouvelles.

 

p.30/31

 

*

 

L’aube est douceur létale

en son cœur la promiscuité avec soi même

ne pèse pas plus que l’entêtement à rester

ce qu’on ne peut devenir – stridulation du criquet –

corde raide de l’inconscient.

L’Aube rassure, silence aux pensées oiseuses.

Jointures accordées.

Plain-chant de la vie.

J’habite l’aube / enfin /

de plein pied avec moi-même.

La vigilance cède le pas

à l’absorption première.

En chaque seconde, il y a le recel

Et le don…

Il y a la légèreté et la chute

L’être-là et la légende.

En l’aube, Icare aurait trouvé grâce

et moi, je loue la vie nouvelle

qui brûle à petits bruits

écornant les rêves

sans les éveiller !

Juste adoucis et chantournés.

Angle d’attaque poncé

et fulgurance

pourtant de cette pensée au galop

qui porte ses œillères d’images

avec la fringance de l’Absolu.

Soudainement le corps s’écoute

tendrement alangui… harpe improbable

d’où l’origine tire des sons immémoriaux.

C’est l’aube qui rameute

les chants, les ombres et la douceur lumineuse

de l’automne.

C’est l’aube qui pacifie

l’impératif de la nuit. Je me fonds en elle,

caprice de l’éternité, et brutalement

elle s’ouvre sur la journée, à la volée,

m’exilant à jamais chaque fois ; et

chaque fois, étrange étrangère, continent noirci

des fumerolles de l’oubli et île froissée

par la tornade du coutumier.

 

p.46/47

*

Des montagnes intérieures

découpent des espaces

de terreur où le

regard essaie de se frayer

une voie unique –

Cautériser le monde –

Arpenter l’univers –

Derrière l’opacité,

il y a cette lumière

tendre – ce fracas de paroles

qui éparpille, qui segmente,

qui torpille

Elle voudrait d’un coup,

d’un seul –

elle voudrait

d’un coup d’œil

s’incorporer le réel,

et rituel insoutenable

trancher

dans la pupille –

renverser le globe

à la pointe de l’imaginaire

croiser le fer

au cœur du cristallin

captiver l’énigme

pour rendre un peu plus

intelligible

sa vision crépusculaire

Elle voudrait imprévisible

inonder de ses larmes

les terres arides

de l’inconnu

Elle voudrait d’une caresse,

d’une seule

caresse de son regard

s’approprier la peau cachée,

et rituel insoupçonnable

de son œil, tatouer

le secret

tranchant

de l’âme aiguisée

p 50/51

 

Tiré de Sylvie Brès, Cœur Troglodyte, Le Castor Astral, 2014.

 

Et soudain le pas manque

la douleur usine

la douleur lamine.

Tu te surprends à regarder

ceux qui marchent avec envie.

Tu apprends la lenteur

que rien ne dévie.

Tu apprends les regards…

p 12

 

*

Le ciel m’a déversé

son fiel de nuages

me recouvrant d’un suaire

d’interrogations amères.

 

Le ciel m’a assaillie

et m’a laissée essorillée

de mes rêves inassouvis…

tourmentée d’infini.

p 20

*

Garderais-je amitié

pour ses fruits rouges ?

 

Et c’est moi

qui suis soumise

à cette initiative tardive

et terrifiante dans sa singularité !

 

À chaque retour

la pensée flotte

le cœur chavire !

p 38

 

*

Gris foisonnant

et soudain ce que je désigne

papillon

ce vol ivre

chatoyant d’ombre

s’arrête

se pose

et disperse

un éclat de lumière

tout en parasitant

un osselet de Viallat

qui se mue

en battement d’ailes.

p 43

 

*

 

Oui la vie

a pris des accents gris

depuis que j’ai basculé

dans la blancheur monotone

des draps amidonnés ….

Oui, je ne sais

plus convoquer

l’hystérie de mes désirs

aux pointes acérées…

Je suis couturée

et cela suffit

au fauve tapi,

barrières symboliques

où il ébroue son ennui.

p 45

*

Mais de trop près reniflée,

Je suis désemparée…

Je ne fais plus tout à fait partie

de la grande marée humaine

et pourtant vivante

J’essaie de m’apprivoiser

à l’impensable

du passage.

p 66

 

*

 

Je voudrais une trouée

douce

pour tutoyer mes morts

et je tremble

tatouée de douleurs –

Je sonde les abîmes du corps

et de la solitude

m’espérant un printemps

apaisé.

p 67

*

 

Deux yeux pour pleurer

Deux narines pour exhaler

Deux lèvres pour gémir

et

deux ailes peut-être

qui s’essaient à pousser

les rêves rebelles hors d’eux-mêmes

et qui tendent à rétablir

un envol possible

pour ce corps mutilé

p 80

*

L’attelage de mes rêves

brinqueballe, ballots de paille, dorée à l’or fin

derrière les chevaux harnachés de vent…

Ils ont pris la mort aux dents

ils rongeaient tellement leur frein

dans les enclos de ma solitude.

p 92

*

Écrire

Se fait

Sur un chemin de crêtes

Ou

Dans une espèce de pénombre

Avec les mots portés

Pas n’importe où

A l’intérieur

p 93

*

Et si ma gorge

prenait feu

Et si mon chant

s’embrasait

Y aurait-il un peu

de sens

pour enflammer l’azur ?

p 95

*

Au jardin de la mémoire

enclos

le vivier vif

des désirs

qui glissent

entre les doigts.

Ecailles iridescentes

abandonnées

sur les paupières

du rêve.

p 103

*

Combien j’ai su

lécher le miel

sur l’épine

au plein cœur

de la jeunesse !

En ces temps

de tout malheur

je faisais feu.

Alors aux moments

de la détresse nue

en son milieu

j’élevais au ciel

un chant

d’aubépines.

p 110

 

*

 

Tête-à-tête

une hirondelle dans le soliveau

des grillons dans la tête.

Le ciel de la pensée

est zébré d’un vol répété

et la cage des mots

déborde de stridulations insensées.

p 111

 

*

Les mots ne lèvent

pas toujours.

Abasourdi

tu regardes leur pâte.

Aurais-tu perdu le sens ?

oublié le levain… ?

N’aurais-tu pétri

qu’un peu de vent

et d’orties ?

p 118

 

*

Si l’on pouvait prendre

le moulin à paroles

entre ses deux genoux

solidement

et moudre

d’un geste rond

et cadencé

le Verbe

pour que s’exhale

cet arôme subtil

poussière de pensée !

Quelle matinée ce serait !

À lire et à relire dans

le marc de café !

p 120

Tiré de Sylvie Brès, Une montagne d’enfance, La rumeur libre, 2012.

 

Perdu ta langue,

pas donnée au chat ! Juste avalée !

La vélocité, le rythme,

l’audace, la joie

de cette gaillarde

et même parfois si tant paillarde, goulûment

engoulevent des espaces de bruyère,

aspirée comme lait bourru,

tiède encore de la chaleur du pis,

sans carré – juste la tendresse

rose et le sabot qui claque –

juste le mufle –

juste l’effronterie –

Késako ?

Je fus droulette et drôlesse

je fus testarude

je fus un jour habitée de deux langues :

langue fourchue –

fourche de paille –

grain et ivraie –

Ivresse de ces mots sonores !

p 11

*

Je fus réboussière.

J’ai oublié les gratte – culs

pour les cynorrhodons

et « toutes les puces dans ton lit ! »

qui saluèrent le coucher

pour un bonsoir du bout des lèvres.

Perdu ta langue,

mais pas le souvenir,

comme un cheveu sur ma langue

propre, et léchée,

ma langue bifide qui s’emberlificote

dans les regrets liminaires

et qui course

et qui appâte

pour que le sang afflue

au cœur des genêts,

et me rende la grâce camisarde

de nos aïeuls !

 

p 12

*

 

Comme une voie lactée

trace onirique

vent coulis

sur les lèvres

du rêve

Comme ça l’Enfance, territoires et rites.

Sous le regard

fragilités

des métamorphoses !

p 25

*

 

C’était juste un chemin d’enfance bordé par les orties, et les larves de coccinelles y abondaient – si nues- si offertes – je ne saurais dire leur consistance entre le gras du pouce et l’index. Envie vite réprimée d’appuyer fort, si par hasard, elles aussi exprimaient un jus vital…

 

C’était juste quand le possible avait le regard humide des vaches, sous leurs grands cils ombrageux.

 

C’était l’odeur du foin, juste quand cela montait.

C’était juste quand les bouses auraient pu être

des bateaux ivres où glisser des rêves roturiers,

où embarquer, dévoyés et scabreux.

Cela chantait, cela poussait – cela disait le silence

merveilleux qui permet l’avancée du corps

dans la déchirure de l’azur.

C’était juste quand mon cœur battait à l’unisson :

avec le vide – avec le silence – avec le trop plein

d’Absolu.

p 64

Patrick Laupin, L’Impasse de l’azur, La Passe du vent Poésie, 2018.

Auteur d’une vingtaine d’ouvrages (poésie, prose, récits, philosophie), Patrick Laupin s’est vu décerner de nombreux prix saluant l’importance de son œuvre : grand prix des gens de lettres en 2014 puis en 2016 le prix Kowalski pour son livre le dernier avenir aux éditions la rumeur libre et au printemps 2018, le prix Robert Gonzo pour l’ensemble de son œuvre.

Né à Carcassonne en 1950, a vécu en pays Cévenol, à la Grand Combe, dans une famille de mineurs. Cette enfance cévenole marque profondément son œuvre. D’abord  instituteur pendant 10 ans et  ensuite formateur de travailleurs sociaux, il a œuvré avec constance dans des lieux et des espaces de lecture et d’écriture, en se mettant à la portée de ceux qui sont éloignés des moyens de comprendre le monde. Patrick Laupin est un écrivain qui, par une profonde conscience sociale, a ouvert des espaces de transmission dans des lieux d’alphabétisation, d’internement, avec des enfants et des adolescents en rupture de lien.

Lire Patrick, c’est s’imprégner de ce rapport au monde. Mais on ne peut le faire sans voir que cette relation à son enfance en pays cévenol lui a forgé un regard et une conscience.

Voici ce qu’il écrit : Je m’intéresse à la lecture et à l’écriture, tout autant qu’au travail avec les autres, depuis le jour où j’ai réellement compris et ressenti que les voix des autres qui parlaient en nous, nous donnaient vraiment quelque chose de mobile et recréateur. Toutes mes phrases sont orientées par ces cartes géographiques et ce climat d’un dialogue entre silence et les voix du monde.

– Le titre s’éloigne de l’écriture de Mallarmé. C’est une esthétique du beau que l’on retrouve dans ses textes : J’en eus marre de la poésie cadenassée, corsetée, étranglée, sans oreille, sans musique, bernée dans la cage du réfléchi.

– Le poète donne à sa solitude la beauté par un regard sur les roses : Les escaliers qui montent ne vont nulle part. C’est le quatrième mur de solitude. On a remis à nu la pierre teintée du perron. Les roses fleurissent.

– Il capte des morceaux d’automatismes mentaux qui le débordent et donnent à son écriture un chant. Il ne cherche pas à esthétiser, à les parfaire, il recueille, telles quelles ou presque, des phrases et les transcrit dans l’ouvrage. C’est la révolte du poète contre l’injustice : Comment vivre dans une société où personne ne lit ? Où la folie répugnante de l’antisémitisme progresse et à grande vitesse ?   

Le poète parle de lui, de ses souffrances passées : la douleur d’exister du corps ancien dans l’instant clamer sa dette au parloir

Des mots, de la nécessité du pardon, de ce qui le conduit dans la vie : la seule chose à faire est d’être digne de ceux qu’on aime.

Beauté de l’image : Deux échalotes tombées sur le trottoir, la dame aveugle avec son chien blanc, les messieurs simagrées du comptoir.

Le recueil de Patrick Laupin, exprime par la beauté de son écriture étincelante, une myriade de sensations, donnant sensibilité aux mots de la fragile condition humaine.

Michel Bret