Dossier Anne Perrier. Les poèmes sont publiés ici avec l’aimable accord de l’éditeur français, l’Escampette.
Anne Perrier est née à Lausanne le 16 juin 1922 et décédée le 16 janvier 2017 (à 94 ans) à Saxon (Valais).
Prix des écrivains vaudois en décembre 1996.
Grand Prix de littérature française hors de France de l’Académie Royale de Belgique en 2000.
Grand Prix National de Poésie le 7 mars 2012 à Paris.
Bibliographie
Selon la nuit, Les Amis du livre, Lausanne, 1953.
Pour un vitrail, Pierre Seghers, Paris, 1955.
Le voyage, La Baconnière, Neuchâtel, 1958.
Le petit pré, Payot, Lausanne, 1960.
Le temps est mort, Payot, Lausanne, 1967.
Lettres perdues, Payot, Lausanne, 1971.
Feu les oiseaux, Payot, Lausanne, 1975.
Le livre d’Ophélie, Payot, Lausanne, 1979.
Poésie (1960-1979), reprise des cinq recueils précédents avec une préface de Philippe Jaccottet, L’Âge d’Homme, 1982.
La voie nomade, La Dogana, Genève, 1986.
Poésie (1960-1986), avec une préface de Philippe Jaccottet, L’Âge d’Homme, Genève, 1988.
Les noms de l’arbre, Empreintes, Lausanne, 1989.
Le Joueur de flûte, Empreintes, Lausanne, 1994.
Champ libre, Éditions Raymond Meyer, Pully, 1998.
L’unique jardin, Bernard Blatter, Montreux, 1999.
Œuvre poétique (1952-1994), préface de Gérard Bocholier, Éditions de l’Escampette, Bordeaux, 1996.
Le voyage suivi de Le livre d’Ophélie, de Le joueur de flûte et de L’unique jardin, Éditions Empreintes, Chavannes-près-Renens, 2011.
La voie nomade et autres poèmes. Œuvres complètes, 1952-2007, préface de Gérard Bocholier, L’Escampette, Chauvigny, 2008.
Le livre d’Ophélie et La voie nomade, préface de Doris Jakubec, Éditions Zoé, 2018.
Larges extraits de l’Étude bio-bibliographique par Marie-Ange Sebasti, in revue Laudes, N° 122, 1996, p.25-32.
Anne Perrier avec Marie-Ange Sebasti
Malgré la persévérance de Philippe Jaccottet qui, depuis 30 ans, montre aux lecteurs français le chemin de la poésie d’Anne Perrier (quelqu’un qui écoute, un peu à l’écart du monde, ce que le plus pur du monde, à voix basse, dicte à son cœur)[i], cette œuvre, très appréciée en Suisse où on la trouve en collection de poche, reste encore malheureusement trop méconnue en France. On peut souhaiter que cette bio-bibliographie de Laudes contribue à amplifier le mouvement qui se dessine actuellement en faveur d’un poète dont on peut dire avec Gérard Bocholier que chacun de ses livres inspirés réserve un incomparable éblouissement[ii].
Anne Perrier vit à Lausanne, où elle est née, le 16 juin 1922, d’un père suisse et d’une mère alsacienne. Si elle exprime un réel attachement à des lieux de prédilection, le Valais par exemple, on chercherait en vain cependant dans sa poésie, sous l’apparente confidence, un quelconque régionalisme ou des détails biographiques. J’ai des attaches, des racines, dit-elle, mais je ne me sens pas enracinée … Je n’aime pas trop les frontières ni les étiquettes[iii].
Nulle présence non plus de la ville qui l’a vue grandir, où elle a poursuivi des études de lettres, et où elle a publié la plupart de ses poèmes. À la ville et aux montagnes qu’elle considère comme hostiles, elle préfère les grands espaces qu’offrent la mer, le désert, là où la lumière trouve son épanouissement. En ce monde tu es l’oiseau / Ne trahis pas l’espace ni le chant (Le petit pré).
Très tôt, Anne Perrier lit les poètes, ceux du passé, mais aussi les contemporains, Aragon, Pierre Emmanuel, Milosz…, avec une préférence pour Éluard et Rilke. Entre quatorze et seize ans, elle découvre le bonheur d’écrire, mais aussi le labeur du poète, la nécessité pour lui de faire des gammes, d’apprendre un métier. Maintenant encore, elle est attentive à cette discipline qui rapproche la poésie de la musique. Ainsi, elle avoue qu’elle compose ses poèmes non pas à sa table de travail, mais dans sa tête, les écoutant en quelque sorte jusqu’à la complète harmonie.
Si elle est profondément attirée dès sa jeunesse par la musique, celle de Mozart et Schubert en particulier, Anne Perrier ne l’est pas moins par le chant ailé des grands mystiques, celui de saint François d’Assise, de saint Jean de la Croix… […]
En 1947, à vingt-cinq ans, elle épouse Jean Hutter, secrétaire aux Éditions de La Baconnière, à Neuchâtel (Boudry), qui publient, entre autres, les fameux Cahiers du Rhône, dirigés par Albert Béguin. Elle rencontre alors plusieurs poètes, dont Pierre Emmanuel, Jean Cayrol, Alain Borne. […]
En 1950, elle retrouve Lausanne, où Jean Hutter devient secrétaire général, puis directeur, des Éditions Payot. A partir de ce moment, le poète semble prendre son véritable essor. Son premier recueil, Selon la nuit, paraît en 1952. Il contient quelques poèmes déjà publiés pendant la guerre dans la revue Lettres, de Genève, dirigée par Pierre Courthion avec la collaboration entre autres de Pierre-Jean Jouve, Marcel Raymond, Jean Starobinski. Suivront Pour un vitrail, en 1955, puis Le voyage, en 1958.
Les cinq recueils suivants, de 1960 à 1979, paraissent à un rythme régulier dans la Collection poétique Payot-Lausanne créée par son mari. Les plus grandes voix de la poésie suisse romande se font entendre dans cette collection exceptionnelle qui compta vingt et un recueils, de Gustave Roud à Corinna Bille, de Philippe Jaccottet à Jacques Chessex. Le premier, Le petit pré, voit le jour en même temps que Le Valais au gosier de grive de Maurice Chappaz.
Diverses revues accueillent depuis lors sa poésie, dont Nova et Vetera (fondée à Fribourg en 1926 par Charles Journet, qui la dirigea jusqu’à sa mort, en 1975, en lui donnant une audience internationale), Écriture, ou la centenaire Revue de Belles-Lettres, toutes deux en Suisse romande…
C’est au cours des années qui suivirent qu’Anne Perrier découvrit sa seconde patrie, la Grèce, particulièrement Mycènes et la Crète, où elle fit de très nombreux séjours. De nouvelles images, une nouvelle lumière aussi, s’imposent à elle et habitent désormais son œuvre. Et s’arrêter ô s’arrêter / Si l’on pouvait / Sous l’olivier où l’heure au goût de miel / Fond dans la bouche.
Une autre patrie, aussi lumineuse, reste pour elle la riche amitié épistolaire qui la lia au poète Cristovam Pavia, de Lisbonne. Elle apprend alors le portugais pour mieux goûter la poésie du Portugal et du Brésil, et elle entre en contact avec d’autres poètes, tel José Régio ou Pedro Tamen, ainsi qu’avec la revue littéraire de la fondation Gulbenkian. Elle entreprend également un travail de traduction et publie, en 1970, en collaboration avec le poète Luiz-Manuel, Lusiade exilé de Manuel Alegre.
La disparition de Cristovam Pavia, qui se donne la mort en octobre 1968, la laisse désemparée. Trois ans plus tard, elle adresse au frère de cristal, au compagnon d’éternité, à celui qui eut tant à souffrir en ce monde qu’il perdit pied, les Lettres perdues. Si une épreuve personnelle est à l’origine de ces beaux textes, nul doute que son chagrin, Oh ! dans le vent d’automne / Ce jamais plus / Comme un volet qui bat, nul doute que son espérance, Ton âme tourmaline / Saphir liquide / Ton âme je le sais / Dieu la porte à son doigt, ne traduise l’élan qui la porte à l’universel. Ainsi disait-elle dans Le petit pré : S’il est au monde une souffrance / Je suis en elle.
Cette œuvre émouvante et forte vaut à son auteur, en 1971, le prix Rambert, qui couronne, depuis sa création, les plus importants écrivains suisses de langue française.
L’année où parut le recueil suivant, fait de tercets qui rappellent l’art du haïku, Feu les oiseaux (1975), fut créé à Lausanne Le Conte d’été, texte d’Anne Perrier et musique de Bernard Reichel, enregistré à Radio-Lausanne (et diffusé à deux reprises sur France-Musique), une œuvre qui s’appuie sur un vieux conte populaire du Portugal Le dragon à sept têtes et dont l’action est à la fois dansée, chantée et mimée.
Soudain, avec Le livre d’Ophélie (1979), survient un chant nouveau, plus amer, celui de la contradiction, toujours douloureuse, pour le poète, D’être et de n’être pas / Au monde, et la certitude de mourir d’une chute infinie / Dans l’eau du ciel.
Humble et exigeante, tendre et violente, la voix d’Anne Perrier, qui dit, avec Ophélie : Que peut contre la poésie / tout ce fleuve de lave, est de plus en plus écoutée. En 1982, les cinq recueils précédents sont publiés ensemble, présentés par Philippe Jaccottet, dans une collection de poche des éditions L’Âge d’Homme, à Lausanne. Ils seront réédités en 1988, puis en 1993, avec les poèmes de La voie nomade, ouvrage paru en 1986, où le troupeau frileux / Des paroles se tient à l’écoute de sa flûte tendre.
Cette fidèle musique accompagne les deux plus récents recueils d’Anne Perrier, celle qui chante, en 1989, Les noms de l’arbre (du peuplier qui boit le ciel / À la source à l’arbre du Ténéré, détruit en 1973 : Dès lors ô frère où déposer notre ombre), celle que module, en 1994, Le joueur de flûte (Chaque matin le monde / S’éveille si usé / Si frais). Ces derniers livres sont publiés par une jeune maison d’édition de Lausanne, Empreintes, qui présente avec soin de beaux textes d’auteurs suisses d’expression française.
Depuis quelques années, la poésie d’Anne Perrier ne cesse de s’envoler, de se faire entendre, dans les pays francophones, bien sûr, mais aussi en Italie, en Roumanie, en Chine, au Japon, en Pologne…, où certains de ses poèmes sont traduits. Elle noue des contacts de plus en plus nombreux avec des écrivains, des lecteurs. On lui demande de parler de son œuvre dans les établissements scolaires ou universitaires, et elle apparaît désormais dans les plus importants dictionnaires littéraires[iv]. Le public français commence enfin à découvrir, avec bonheur, cette œuvre qui cherche, dans l’humilité, une Présence, le plus souvent non dite comme les graines envolées d’un très grand arbre invisible[v] et dont elle sait suggérer avec force et discrétion la splendeur, en proclamant en filigrane que seul l’engagement… en poésie est demandé au poète. […]
Ne résistons pas à la séduction de ce chant qui nous entraîne sur la voie nomade, le chemin qui dure / Toujours toujours toujours.
[i] L’écouteuse, à l’écart, préface du recueil d’Anne Perrier, Poésie (1960-1979), 1982, texte repris par Philippe Jaccottet dans Une transaction secrète, lectures de poésie, Paris, 1987. Voir déjà L’entretien des Muses. Chroniques de poésie, Paris, 1968.
[ii] G. Bocholier, Anne Perrier, une voix qui tremble, La Nouvelle Revue Française, 509, juin 1995, p.105-111.
[iii] Françoise Broussard, Entretien avec Anne Perrier, Le français d’aujourd’hui, 106, p.116-123.
[iv] Voir par exemple les notices de Doris Jakubec dans Laffont-Bompiani, Le nouveau dictionnaire de tous les temps et de tous les pays. Collection Bouquins III, 1994, p. 2481-2482 ; Le nouveau dictionnaire des œuvres, VI, p. 7574 -7575.
Choix de poèmes tirés de La voie nomade et autres poèmes, œuvres complètes, préface de Gérard Bocholier, l’Escampette éditions, 2008. Avec l’accord de l’éditeur.
Dans Pour un vitrail
Et la vie c’est cela
Une ombre qui s’allonge sur le seuil
Une cour abritée de hauts tilleuls
Le miel en fleur et les abeilles mortes
Une main qui frappe à la porte
Et les visages changent de couleurs
Rien n’a bougé que le ciel sans racines
Et la saison penchée au bord de la ravine
Les regards sont plus fixes et les gestes raidis
Est-ce l’aube ou midi L’attente est si pareille
À l’attente et tout ce qu’on connaît
Tout ce qu’on tient n’est que le rêve tourmentant
D’une réalité profonde et dérobée
*
Lorsque la mort viendra
Je voudrais que ce soit comme aujourd’hui
Un grand soir droit laiteux et immobile
Et surtout je voudrais
Que tout se tienne bien tranquille
Pour que j’entende
Une dernière fois respirer cette terre
Pendant que doucement s’écarteront de moi
Les mains aimées
Qui m’attachent au monde
Dans le Petit pré
Toute la vie quotidienne
Est là
Un visage sous les persiennes
Qui se rabat
Le doux soleil
S’en va mourir la tête en bas
Et le jour se débat
Comme une fine abeille
Entre deux doigts
*
En ce monde tu es l’oiseau
Ne trahis pas l’espace ni le chant
Ce serait beau
Déjà et suffisant
Si tu pouvais tenir la note unique
Que Dieu te destina dans sa libre musique
*
Le temps est mûr
Je n’en sais rien
Je vois le mur
Et le chemin
La vie peut être qui s’arrête
Un plomb d’or dans la tête
Et moi toute déserte
Les mains bien lisses bien ouvertes
Vivant d’aumônes
À l’entrée des palais
Et des miettes que les balais
Chassent au vent pour personne
*
Voici ma place
Pour l’éternité
Une chaise de paille basse
Le silence et l’été
Un mur que le ciel a fendu
Comme une rue
Et mon âme qui s’habitue
À dire tu
Dans Le temps est mort
Comment partir
Suivre l’étroite veine
Et le fleuve de sève
Gagner les cordages
Monter
Plus haut que les feuilles
J’agonise
Dans un nœud de l’arbre
Dans Le livre d’Ophélie
L’espace est mon jardin
La mer l’habite
Tout entière avec ses vents lointains
Les planètes lui rendent visite
La vie la mort
Égales jouent à la marelle
Et moi captive libre j’erre au bord
De longs jours parallèles
*
Mourir en douce
Sans avoir dit un mot
De trop
Sans que l’âme éclabousse
La rue
Quitter la vie
Comme un fleuve ingénu
Remonterait sans bruit
Vers sa source
Dans La voie nomade
Si le temps me touche
Si la mort m’arrête
Alors que ce soit
D’un doigt éblouissant
*
Ce n’est pas l’ombre que je cherche
Ni l’humble signe
De la halte sous les palmiers
Tranquilles ni l’eau ni l’ange
Gardien d’oasis
Je cherche le chemin qui dure
Toujours toujours toujours
*
Ce n’est pas
Au moment de mourir tous les cris
Déchirants de la terre que j’emporterai
Toutes les larmes non
Mais ce rire d’enfant comme un chevreuil
Qui traverse la foudre
Dans Le joueur de flûte
Quand je vois sur le bord du jour
Ces ombres qui palpitent
Ces impatiences le lent tremblement
De l’aile qui cède au vent
Avec eux je convoite éblouie tout l’espace
Et charge leur vol imminent
De mes hauts désirs
*
Je ne suis plus qu’une ombre
À la face du jour
Je ne suis plus que la douleur
Et la plainte du monde
Je ne suis plus qu’épines
Et cris d’entre les ruines
Je ne suis plus que la blessure
Ouverte de ce temps
Je ne suis plus
Qu’une flûte remplie de vent
*
L’espérance
Tient dans le creux de la main
Comme une larme mais si fraîche
Qu’elle pourrait suffire au monde
Si toutes les eaux s’en allaient