Virginie Delahaie

Virginie Delahaie est une nouvelliste et poétesse française née le 7 juillet 1980 à Orléans dans une famille qui cultive le goût des livres et la maîtrise de la langue française.

Virginie Delahaie

Mais c’est la passion de son père pour la chanson (en particulier pour les textes de Bernard Lavilliers) qui la conduira vers l’écriture.

Plus tard, la découverte des œuvres de Louis-Ferdinand Céline, Hans Fallada, Albert Camus et Marguerite Duras viendra définitivement consolider son envie d’écrire.

C’est dans une librairie qu’elle découvre par hasard un recueil de Marina Tsvetaïva, elle en restera fortement troublée. Après cette rencontre, la poésie viendra naturellement combler un manque, réveillera en elle une sensibilité profonde, une veine crépusculaire. Désormais éprise de poésie, elle lira Baudelaire, Anna Akhmatova, Alejandra Pizarnik, Charles Juliet…

En 2018 la perte de sa mère est pour elle un drame fulgurant, Proses à l’absente recueil de poèmes accompagné d’encres d’un ami proche sera un travail poétique important sur ce deuil.

Proses à l’absente est son premier recueil publié aux Editions du Serpent en 2023.

Parallèlement à ce travail poétique, elle publie dans différentes revues des nouvelles : Au plus sombre de la nuit – Revoir Prypiat – Les âmes grises .

Textes :

Dernier matin.

Nous marchons vers ton sépulcre.

Le gris et le froid ont disparu,

vaincus par les rayons brûlants de ce soleil

qui, se vengeant des ténèbres, inonde ton corps

face à cette imparable absurdité.

*

Nous avançons dans le temps

nous, les mendiants de ta présence,

résistants silencieux,

nous faisons reculer l’heure sombre ;

l’appel de la terre nue.

Les renoncements resteront au seuil.

Le sang circule ardemment en notre corps

et le soleil d’automne réchauffe nos os.

Lionel Bourg

Auteur de nombreux récits, d’essais rêveurs et de poèmes, de carnets et de journaux qui ne dissimulent ni ses enthousiasmes ni ses détestations, Lionel Bourg est né le 27 juin 1949 à Saint-Chamond. Il y vécut une enfance ombrageuse, puis une adolescence rétive à toute autorité, la mort de son frère aîné l’ayant longtemps plongé au sein d’une espèce d’hébétude dont seule, peut-être, l’écriture pouvait réellement témoigner.

Enseignant, il exerce deux années durant au Maroc, au titre de la Coopération (2002-2003).

Lionel Bourg

De retour en France, il s’associe aux travaux théoriques de groupes issus de l’anarcho-marxisme autour des revues « Négation » et « Crise communiste ». C’est pour lui le temps d’intenses lectures historiques et philosophiques conduites parallèlement à celles de Proust et d’André Breton, de Julien Gracq et de Rainer Maria Rilke, de Gustave Roud, de Georges Henein comme de Hölderlin, de Roger Caillois, d’Yves Bonnefoy et de nombreux auteurs du dix-neuvième siècle dont il admire la bravoure stylistique, l’œuvre de Walter Benjamin cimentant l’ensemble de ses préoccupations.

Père d’une petite Cécile, née en 1970, il vit de manière plus ou moins chaotique avant de rencontrer Marie, sa compagne depuis, en 1981, se consacrant pleinement à ses travaux d’écrivain grâce à diverses dotations du Centre National du Livre et des organismes culturels qui le sollicitèrent.

Il eut ainsi l’opportunité de séjourner en Lozère comme en Bretagne, à Lille, en Aquitaine ou à Bucarest, où il rédigea différents textes. Invité par le Centre Culturel Blaise Cendrars, il résida quelques semaines à Douala (Cameroun) durant les années 2004 et 2005, intervenant à de nombreuses reprises dans des lycées, au Centre Culturel et à l’Université.

A l’initiative de la Région Rhône-Alpes et de la ville de Genève, il suivit tout au long de l’année 2012 les traces de Jean-Jacques Rousseau à l’occasion du tricentenaire de la naissance du promeneur solitaire, composant divers ouvrages consacrés au signataire des Confessions et du Contrat social.

Lionel Bourg a, entre autres, reçu en 1989 le prix Eugène Le Roy pour L’oubli et la mémoire des lieux (Didier-Richard), le prix Rhône-Alpes du Livre en 2004/2005 pour Montagne noire (Le temps qu’il fait), le prix Loin du marketing 2009 pour l’ensemble de son œuvre et, en 2019, le prix Lucien Neuwirth pour C’est là que j’ai vécu (Quidam).

Des traductions de ses écrits ont été publiées par des revues allemandes, italiennes, anglaises, espagnoles et roumaines.

Il dirige la collection L’Orpiment aux éditions Le Réalgar et n’a pas renoncé aux collectes de fossiles ou de silex taillés auxquelles il s’adonne depuis toujours.

Bibliographie

Forte d’une soixantaine de titres, dont certains sont aujourd’hui épuisés, la bibliographie de Lionel Bourg se répartit chez différents éditeurs. On retiendra, parmi l’ensemble de ses publications :

Les chiens errants de Bucarest (Fata Morgana)

Jardin de poupées (Fata Morgana)

L’ombre lente du temps (Fata Morgana)

Où se perdent nos pas (Fata Morgana)

L’obscurité (Fata Morgana)

C’est là que j’ai vécu (Quidam éditions, Prix Lucien Neuwirth)

L’Engendrement (Quidam éditions)

L’Horizon partagé (Quidam éditions)

J’y suis, j’y suis toujours (Fario)

Ce que disent tout bas de si belles images (in Dolorès Marat, Mezzo Voce, photographies, Fario)

L’œuvre de chair, Paul Rebeyrolle (L’Urdla, réédition chez Fario)

Un nord en moi (Le Réalgar)

Demain sera toujours trop tard (Le Réalgar)

Un oiseleur (Le Réalgar)

Et des chansons pour les sirènes (Le Réalgar)

Victor Hugo, bien sûr (Le Réalgar)

Itinéraires de délestage (Le Réalgar)

Le vert paradis des dieux trop humains (Médiapop)

Le Chemin des écluses (Folle avoine)

Montagne noire (Le Temps qu’il fait, prix Rhône-Alpes du Livre)

La croisée des errances, Jean-Jacques Rousseau entre fleuve et montagnes (La Fosse aux ours)

A hauteur d’homme (La Passe du vent)

L’irréductible (La Passe du vent)

Tombeau de Joseph Ferdinand Cheval, facteur à Hauterives (Cadex, réédition La Passe du vent)

Prière d’insérer suivi de Cote d’alerte (Cadex, réédition La Passe du vent)

L’immensité restreinte où je vais piétinant (Parole d’aube, réédition La Passe du vent)

Ou bien fils de si peu, in Un prolétariat rêvé, photographies de Jean-Claude Seine (La Passe du vent)

Mortes pierres (Le Laquet)

Prose pour une égarée (Tarabuste)

Dans la présente abjection des mondes (Cadex)

Les Montagnes du soir (Cadex)

L’étoffe des corps (Cadex)

Friches (Cadex)

Fragments d’une ville fantôme (Cadex)

Où patiente la lumière (Cadex

Dans le vent du chemin (Cadex)

L’ombre nue (Cadex)

L’étroite blessure du silence (Brémond)

Une certaine latitude (Brémond)

Journal d’Anduze (Brémond)

Textes :

Le monde est noir.

Gris. Verdâtre.

D’une brutale clarté parfois lorsque le jour se lève ou que la pluie cesse après avoir lavé le ciel.

Couleur d’ardoise comme de plomb, de sang, d’hématomes et d’égratignures à peine visibles aux genoux de l’enfance.

On l’arpente en suivant des chemins caillouteux, des campagnes scarifiées de mares étroites, des rues ou des boulevards le long desquels, 24 heures sur 24, bavent les vitrines de boutiques agressives et les néons des supermarchés.

L’on devine des arbres.

Du lierre, du chèvrefeuille.

Des taillis en bordure d’étangs. Des haies, des bosquets de bouleaux si tristes, si mélancoliques au petit matin que des larmes viennent aux yeux sans que l’on comprenne pourquoi l’on pleure, stupide, effaré comme un môme qui regarderait s’estomper d’impalpables caillots de lumière par l’immensité.

Je ne sais pas si les nuages, leur candeur soudaine ou le limon qu’ils déposent à l’horizon, les failles et les gerçures, les balafres qui se reflètent à la surface du bitume lorsque les employés de la voirie nettoient trottoirs et chaussées, les fleuves veinés d’opale et les pavés, les briques des maisons alignées à proximité des usines où tant des miens durent travailler, non, je ne sais pas si toutes ces traces, et ces empreintes, ces témoins d’une vie plus ou moins nauséabonde suffisent à transformer le peu que l’on fut en satiété, un mot d’affection, un fétu de paille dans les cheveux et le verre de vin que l’on boit au comptoir d’un troquet n’égayant à cet égard que des calicots d’allégresse cousus à même l’étoffe d’une mémoire aussitôt falsifiée.

Toujours est-il que, lassitude, manque d’entrain ou déficience, j’ignore quel écœurement m’oppresse, me hasarderais-je, le souffle bas, haletant entre les étages d’immeubles cauchemardesques, à renouveler malgré mes airs de chien battu, canne à portée de main — de verbe, de syntaxe —,  le bail de ma futile destinée.

On me rétorquera qu’outre un zeste d’hypocrisie, il y a là beaucoup de prétention.

Peut-être mais, toute honte bue, je ne vais pas me mettre à feindre l’humilité, claudiquant, tendant la patte ou psalmodiant un :

À vot’ bon cœur m’sieurs-dames !

de politesse afin de solliciter au passage l’indulgente pitié de lecteurs se demandant si le doute doit bénéficier à l’accusé.

C’est que, mal engagée, l’affaire tourna rapidement à l’aigre.

Souffre-douleur d’un maître d’école venimeux, lequel s’ingéniait à me houspiller, je me souviens de la terreur qu’il m’inspirait et de sa haine, le mot n’est pas trop fort, irrité qu’il était parce que je ne baissais pas la tête à l’écoute de ses remontrances. J’avais neuf ans. Pareille attitude, « insupportable » confiait-il à ma mère, justifiait selon lui l’avalanche des punitions qu’il déversait sur mes épaules. Massif, les sourcils broussailleux, un sourire avare, volontiers méprisant, se figeant en rictus qui ne dissimulait pas sa perversité, le corps emprisonné dans un costume bleu marine quand ses collègues revêtaient encore la traditionnelle blouse grise, des lunettes à verres épais dont la monture lui mordait le nez, ce pédagogue, digne de la vindicte hugolienne[1], digérait mal une sanction de l’Inspection académique dont on parlait sous le manteau — faute professionnelle ? abus de pouvoir dans l’exercice de son sacerdoce laïque ? les bruits couraient, les commérages —, compensant son humiliation par un sadisme que personne n’osait dénoncer. Hussard amer, imbu des vertus républicaines dont il se prévalait, le directeur du groupe scolaire Jean Macé ne mesura jamais à quel point son exaspération de médiocre Bouvard, de grincheux Pécuchet ou de monsieur Homais rancunier, contribuait à métamorphoser le môme timoré qui recevait des coups de règle sur les doigts en morveux pétri d’insolence. La révolte engendre la solitude. Loin de me rapprocher de mes condisciples, je dus accepter la distance que ma hargne déterminait vis-à-vis d’élèves prompts à dénigrer leurs camarades, la servilité commune, plus particulièrement l’assez veule reptation des collectionneurs de « bons points » et d’appréciations élogieuses, m’indisposant jusqu’à m’entraîner aux égarements de qui préfère entre tous les chemins de traverse.


[1] « Cuistres, dogues, philistins, magisters, eunuques, tourmenteurs, crétins ! », les apostrophes de À propos d’Horace fusent dès que j’y pense.

Un pied près de mon cœur, extrait (ouvrage à paraître aux éditions Fata Morgana)

Une morale d’agent du Trésor voudrait que l’on payât tôt ou tard ses excès comme les manquements à ses propres principes, la sentence, physique ou intellectuelle, graduant ses tarifs sur une échelle de l’expiation inspirée des enseignements de l’Église. Vieilli, l’on s’arrange ainsi avec ses regrets, ses remords, son arthrose et les douleurs qui font les folles dans des organes fatigués, rêverait-on de promenades sur les berges des fleuves les plus aimés, le Rhône, la Saône, la Loire ou l’un de ses affluents en aval d’Orléans, la Meuse, le Gard, l’Aa enfin, qui coule dans un stupéfiant poème de Jehan Mayoux. Des fleuves ou d’humbles cours d’eau qu’entravent des fougères et des pierres longuement polies dont le mica, le quartz ou les ocelles de feldspath scintillent dès qu’un rayon de soleil se fraie chemin par les halliers, rivières banales, cortèges de chiendent, de graminées et de noms qui s’entrechoquent avant de s’envaser dans nos mémoires, la Cance, le Gier, la Durèze, le Lignon ou la Gampille, le Janon, le Dorlay, le Furan, les clématites à leurs rives, que je cueillais non sans vénération depuis que maman m’avait appris à reconnaître en leurs fleurs celles de l’ « Herbe aux gueux ».

Enfant, que savais-je de plus ?

Je me déchaussais pour marcher dans l’eau froide, les pieds, les chevilles rougis, claudiquant sur la caillasse glissante ou le gravier bourbeux des ruisseaux. J’y logeais des moulins de bois, les regardant tourner et tourner inlassablement tout en marmonnant, niais, désemparé, plus benêt qu’une bête à l’attache.

C’était ça, le bonheur.

Le reflux des larmes. La souffrance ajournée, repoussée à l’heure du coucher, des insomnies comme de cette terreur qui me labourait le ventre.

Il faudra des années pour se noyer dans les vers que Rimbaud semblait avoir écrit pour les gosses de mon acabit :

Pitié ! Ces enfants seuls étaient ses familiers

Qui, chétifs, fronts nus, œil déteignant sur la joue,

Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue

Sous des habits puant la foire et tout vieillots,

Conversaient avec la douceur des idiots !

sauf que je me taisais et que, du regard, ma mère me foudroyait avant de s’écrouler au cœur de sa folie.

Plus d’un demi-siècle après ma première lecture des Poètes de sept ans, mon émotion se pare d’un spleen qu’aucun bonheur fugace n’embrase ni n’allège, la plupart des amis avec qui je pourrais partager le sentiment qui m’avait étreint en mon adolescence n’étant plus de ce monde. Je vis, ma compagne et moi vivons en marge ou à l’écart des routes les plus fréquentées. Seuls à pleurer désormais quand nous chuchotons le poème, un sombre suaire de mots  enveloppant  nos épaules.

Quelques pas de côté, extrait (inédit).

Nul n’échappe à ses songes.

Furtifs ou obsédants, ils rôdent, végètent, divaguent au gré des sommeils de plomb comme des insomnies, se rebiffent quelquefois et, contre toute attente, toute circonspection si l’on en croit bien des témoignages, s’entêtent insidieusement en dépit de l’âge qui, non sans peine, s’efforce de les dissimuler sous un masque rébarbatif, une calvitie précoce ou, le sport, l’hygiène de vie, la diététique ne peuvent y remédier, un début d’embonpoint pas toujours débonnaire.

J’avoue sur ce plan me plier à la règle. Sourire aux lèvres, j’affecte la désinvolture de qui néglige les arts divinatoires au profit de stupides horoscopes, cultive une discrète indifférence en matière de pratique mutine, et si, gamin, j’ai souvent rêvé de forêts noyées sous la bourbe d’indolentes lagunes, m’abîmant dans la contemplation de prêles comme de fougères imprimées par le schiste ou le grès de ma région natale — des calamites, des cordaites, de plus exceptionnels lipodendrons, apprendrais-je plus tard —,  je dois à présent convenir que nombre de dessins, nombre de gravures contribuèrent et participent encore à cette fascination, certains manuels, certains livres de « leçons de choses » ou des ouvrages destinés aux familles soucieuses de culture générale, trompant aujourd’hui non moins qu’hier la persistante hébétude qui me caractérise.

Ce « vert paradis » avait pourtant tout de l’enfer.

Grisâtres, rarement colorées ou, lorsque l’illustrateur pouvait laisser le champ libre à d’inévitables fantasmes, rehaussées de teintes évocatrices des flores maladives, ses représentations montraient une jungle infestée d’insectes gigantesques, des herbes veules, corrompues, de sorte que le rêveur perclus de craintes ou d’effrois s’y confrontait à des putréfactions semblables à celles qu’il se figurait quand, les dents serrées, il s’interdisait de prier le Dieu dont le fils humilié gisait sur la tombe de sa parentèle.

On conçoit mal un enfant qui ne soit « amoureux de cartes et d’estampes ». Il est là, dans sa chambre, couché sous la table d’une salle à manger du dix-neuvième siècle ou, Rimbaud s’en mêlant, enfermé dans « la fraîcheur des latrines », les yeux rivés à quelque planisphère quand il ne feuillette pas les magazines de mode achetés par sa sœur. Il marmonne des mots incompréhensibles. Tourne les pages. Interprète les légendes censées lui expliquer la genèse du monde. Lui ressembler n’est pas difficile, ne suggèrerait-on jamais que son ombre ou, était-ce trop tard lorsque j’appris à lire ? son souvenir fané qu’évoquent avec nostalgie les maîtres à la retraite des écoles primaires.

Dix ans…

Je méconnaissais les multiples aspects du dehors.

C’est que, trop pauvres sans doute — mais d’autres, pas mieux lotis, des cousins, des oncles et des tantes, des camarades de classe, installaient une « canadienne » en bordure du Lignon ou dans un camping de Palavas-les-Flots, de Vallon-Pont d’Arc… —, nous ne partions jamais en vacances, ne séjournant, l’été, pas plus à la mer que sous les ombrages d’un parc touristique ou à la montagne. Les seuls paysages qui me furent familiers dataient par conséquent de millions d’années et, faute de plage ou de principauté d’Andorre, de chemins raboteux le long d’un torrent, de truites harponnées à la fourchette et de châteaux de sable, je vécus l’essentiel de mes chiches émotions estivales au sein des arborescences du carbonifère. J’ignore si je perdais vraiment au change. Toujours est-il que, marécageux, assez fétide probablement, l’espèce d’Éden paradoxal qui m’accueillait déterminait au-delà du périmètre qui m’était imparti (cinq, six kilomètres autour de la ville où la famille s’effilochait, tristes, inaptes en tout cas à satisfaire ma soif de découvertes, les plus notables se limitant à de médiocres fossiles offerts par les gravats miniers du faubourg…), mon goût pour les friches ou les zones malsaines dont la beauté me paraissait parente de leur noire amertume : je n’aimais que la pluie, le ballast des voies ferrées, les pierres couleur d’ardoise et les squelettes des hangars où rouillaient les mandibules d’excavatrices dignes des créatures amphibies s’affranchissant à peine de la poix matricielle.

Il se consommait alors, à des fins domestiques, manufacturières aussi, d’abondantes quantités d’un charbon de basse vertu, caillasse que l’on extrayait çà et là, dans les caves des maisons, sur les bas-côtés des routes ou à flanc de colline, tout un stock de scories et d’éclats rougis par le feu s’amoncelant de recoins en décharges dont la plupart, disséminés le long des ruisseaux qui serpentaient sous les ronces, recelaient des traces de végétation réduites à quelques moulages cendreux, crosses, nervures, fragments d’écorce et, pourquoi me troublaient-elles tant ? feuilles identiques aux petites mains en éventail des ginkgos du jardin des plantes municipal. Des acacias, des arbustes malingres ou des pins sans vigueur se cramponnaient aux alentours. Mal protégés par les clôtures que je franchissais en me glissant sous leurs chevaux de frise, aurais-je accroché les fonds de mes courtes culottes à la dentition sournoise des fils de fer barbelés, j’investissais ces territoires jonchés de bidons d’huile ou d’essence, de copeaux métalliques et de carcasses d’engins qui reposaient parmi les immondices comme des cadavres d’alligators ou de corpulents hiboux mutilés. Errant de droite à gauche, m’asseyant sur une motte de terre, j’étais prêt à remuer des tas de résidus afin de dénicher un ou deux échantillons acceptables : ma collection ne s’en enrichissait que fort parcimonieusement et papa, insensible à mes trouvailles,

J’vais t’les coller à la gandouze, tes saloperies !

mettrait de toute façon bon ordre à mon étroit musée : l’autorité se rit des Cuvier de sous-préfecture.

L’obscurité, extrait (éditions Fata Morgana).

Dimitri Porcu

Musicien, poète, animateur d’ateliers d’écriture poétique et artistique (musique/mise en voix), chargé de la médiation et de l’action culturelle pour l’Espace Pandora.

Né en 1978 à Lyon. Double nationalité et appartenance, française et italienne. Origines sardes, siciliennes, tunisiennes et grecques. Se passionne très tôt pour les musiques improvisées, la poésie et le lien entre les mots et les notes.                                                                          

Dimitri Porcu

En même temps que ses études musicales (AIMRA à Lyon, ENM et APEJS à Chambéry), il crée avec Marc Porcu, son père, la formation SAXEVOCE et les spectacles « Une île au loin », « La Criée de l’aube ».Il se produit depuis plus de vingt cinq ans sur différentes scènes en France ou à l’étranger pour dire ou jouer avec des poètes, comédiens, danseurs, musiciens autour de divers projets artistiques.

Il joue depuis longtemps avec de nombreux poètes : Marc Porcu, Thierry Renard, Lance Henson, Mohamed El Amroaui, Samira Negrouche, Jean Pierre Spilmont, Alberto Lecca, Bruno Doucet, Laurent Doucet, Martin Laquet, Michel Ménassé, Claudio Pozzani, Mauro Macario, Serge Pey, Yvon Le Men, Chiara Mulas, Stephane Juranic, Lionel Bourg, Cathy Ko, Marléne Tissot, Emmanuel Merle, Estelle Dumortier, Christine Durif-Bruckert, Arnaud Savoye etc… avec les comédiens, les musiciens (Louis Sclavis, Giacomo Casti, Stefano Giaccone, Yves Pignard, Damien Gouy, etc…)

Il mène aujourd’hui de nombreux projets: «Le Cri de l’aube/L’Urlo dell’Alba», formule concert poétique en duo avec le musicien Lionel Martin, pour « dire » ses poèmes.                                                                

Avec Thierry Renard, il crée le spectacle poétique et musical L’Amer du Sud.                                                                                                                                                                     Avec Mohammed El Amraoui, le spectacle poétique et musical Une tortue dans ma tête, destiné au jeune public, et le duo «Communes mesures ».  En duo avec le compositeur et interprète italien Stefano Giaccone (Franti), il propose «Traversée-Traversata», autre spectacle poétique et musical bilingue français/italien.                                                              

Bibliographie :

L’Amer du Sud, recueil à deux voix avec Thierry Renard, entièrement bilingue, franco-italien, aux éditions La passe du vent, 2O19.

Des mots au centre, aux éditions Gros Textes, février 2020.

Tous-Solo, aux éditions de l’Aigrette, mars 2022.                                        

Pour une poignée de sable, aux éditons de l’Aigrette, mars 2024

En revues et anthologies :

J’ai embrasé l’Aube d’été en hommage à Arthur Rimbaud, La passe du vent, 2004;                                          L’Ardeur dans tous les sens, Maison de la poésie Rhône Alpes, 2018 .

Libre Circulation, Maison de la poésie Rhône Alpes, 2019. Revue Rumeurs n°7 aux éditions La Rumeur Libre, Novembre 2019.

Courage! Dix variations sur le courage et un chant de résistance, aux éditions Bruno Doucey, janvier 2020.                                        

Correspondance virale, aux éditions Folazil, juin 2020.                                                                                     Hêtre-chair, aux éditions Folazil  septembre 2020.                                                                                     

Nature & Poésie, aux éditions de La Maison de la Poésie Rhône-Alpes, septembre 2020.                                                                

On n’est pas là pour se faire engueuler. Boris Vian a Cent ans !, aux éditions   La Passe du Vent, novembre 2020

Le désir, aux couleurs du poème aux éditions Bruno Doucey, janvier 2021

Un poème est passé, sous la direction d’Yvon Le Men, Étonnant Voyageurs 2021

L’Éphémère 88 plaisirs fugaces aux éditions Bruno Doucey, janvier 2022

Frontières, Petit Atlas poétique aux éditions Bruno Doucey, janvier 2023

Grâce, Livre des heures poétiques aux éditions Bruno Doucey, janvier 2024

Tous ces visages au creux des paumes aux éditions La Lune Bleue – Trouée poétiques, mars 2024.

Le nom du son, Une anthologie jazz et poésie aux éditons Le Castor Astral, juin 2024

Traductions des poètes et auteurs italiens :

Claudio Pozzani, Mauro Macario, Andréa Liaolo, Max Ponte, Salvatore La Tona, Giacomo Casti.

Textes :

De Marseille à Tunis

Port de Marseille
Déracinés – enracinés – on ne sait plus
Un seul visage – une seule race – un seul ferry Dans le fourmillement des retours
Les valises chargées d’envies
Pleines de récompenses accumulées Débordent d’un rêve annoncé jadis
Partir d’un chez nous – pas chez nous
Retour chez nous – pas chez nous
Retour où l’on sera peut-être de nouveau soi Retour pour se chercher peut-être de nouveau

Embarquer
Sur un « bateau sans voilure »
Aller chercher le passé
Partir pour un futur
Notre présent
Je parlerai de vous au présent justement Vos mots dans ma bouche
Je chercherai dans vos yeux
Le souvenir salé
Je vous chercherai
Dans les yeux des autres
Dans le souvenir à l’horizon

[à coté de soi

Dans le cercle d’or à l’oreille Toujours plus loin
Suivant le vent des morts Cap vers l’Afrique

Une photo
Un nom de ville
Un port
Un bar
Et les messages arrivent de tout l’exil
Les souvenirs en nous
Devenus communs à nos espérances éloignées Seules nos mémoires sont là
sur le pont de ce bateau
La mer est moins salée
Que le ressac des larmes
Dans la gorge serrée par le temps

Première vision de la Terre
Voir la Tunisie pour la première fois « Débarquer dans la ville »
Tunis
Respirer l’Ici
Enfin
Marcher dans une ville nouvelle Une ville blanche
Une ville inconnue
Et pourtant

Je sais où je suis
Je connais les visages
Ce sont toujours les mêmes
Ceux entre deux ciels
Je connais les odeurs
Je connais le chemin
Je connais le goût du café
Je reconnais les voix rocailleuses
Je reconnais les bruits du cœur
Je connais cette chaleur sur la peau du désir Prêt à déambuler
À caresser le monde
Le sud du sud
À se frotter aux angles nouveaux
Ici le temps se fume
Le temps
D’oublier peut-être
La tragédie moderne

Oser déranger la tranquillité des êtres Oser croire en l’avenir
Entendre des notes solaires
Des rythmes ancestraux

Rire de Tout
Pour ne perdre Rien Chaque vers
Comptera pour la suite Ici

Les langues
Claquent au fond de l’âme

Résonnent contre les murs

Remontent les marches Une à une de l’indicible

Écrivent
Dans la naissance du jour Sur fond bleu et blanc
Des mots sans frontières Des mots venus des ailleurs

Tous-Solo, éditions de l’Aigrette – 2024.

J’écris avec ton stylo

Depuis quelques temps je tiens dans ma main

ton stylo

Les mots arrivent    

se forment devant moi

Ils se réunissent entre eux et tracent la route vers ailleurs

Vers le reste

Tu sais ces mots       les tiens         les miens       les leurs

Et puis ceux qui n’existent pas

Ceux qu’ils ne peuvent comprendre

Mais qui sonnent

Justes vrais et présents

Depuis quelques temps j’écris avec ton stylo

Toutes les mains passées     

toutes les mains finies

Celles des voyages    celles des caresses     celles de l’exil        celles de tous les jours

Toutes ces mains tiennent aussi ce stylo

Elles refont le parcours sereinement

Buvant le fleuve de lettres

Qui coule

amical

au cœur de la ville

Depuis quelques temps j’écris avec ton stylo

Des mots       des mots        des mots

Tu sais ceux qui sauveront peut-être quelques peaux

Tu sais cet emballage que l’on appelle poésie

Tu sais ces lignes écrites et que l’on sniffe à pleines narines

Camés d’espérances

Camés collectifs

Tu te souviens pourquoi la dose

Sortir de soi, pour y faire entrer les autres

Comme chantait dans ta bouche l’ancien poète ami et communiste

Gerald Neveu

Le compagnon aussi de Jean Malrieu                 

            Si ta vie s’endort, risque là !

Nous nous sommes tous levés en masse

Et dans ton stylo l’action poétique demeure

Loin du brouhaha

Loin de toute cohorte

Loin des larmes d’encre noire

Depuis quelques temps j’écris avec ton stylo

Je fais aussi écrire les autres avec ce stylo

Ceux que tu aimais

ceux qui connaissent ou pas encore le poids des mots

Ceux du premier rang et ceux du fond de classe

du fond de vie           de tous les fonds      de toutes les classes

Leur soumettre l’amour des langues

En compagnie des poètes aimés

Les Mots au Centre, éditons Gros Texte, 2020.

Les amis, les amies de Tunisie

À « Ici et Maintenant » préférer
« Ailleurs et Toujours »

Dans vos bras ouverts
Comme ceux de l’olivier
Dans la paume de vos mains Offertes au ciel
Dessinées
Par les lignes des ailleurs
Aux cinq doigts pointés sur la terre Dans vos maisons ouvertes à l’autre A la table des langues
Assis côte à côte
A l’exil des envies
Sur vos visages ensoleillés
J’ai pu
Regarder
Droit dans les yeux
Le passé
Sans tomber
Voir les aujourd’hui
Qui viendront encore
Caresser le sol et la poussière

J’ai pu
Trouver « la part manquante » Embrasser un pays
Déjà désiré
Rejoindre les lieux et certains dieux J’ai pu
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Au poème déjà écrit

Pour une Poignée de Sable, édition de l’Aigrette, 2024.

Navicella
Embarcation ancestrale
Sur les flots
D’une espérance bien méritée Et d’un souvenir trop profond

Il faut partir
Partir à la dérive
Partir où le vent sentira le chaud d’ailleurs Quitter le port de fortune
Quitter la vie entre les mailles du filet
À la main unique du pêcheur
Quitter son île-épouse
Sa Dea-Madre ensoleillée d’amour

Navicella
Barque symbolique
À la proue Tête de Chèvre Chiens-Hommes – équipage mystique Sel marin dessinant l’espoir
Sur la coque rouillée par le temps Par la navigation quotidienne
Par la traversée répétée

16

Les îles ne donnent plus leurs rêves Au premier venu
Ne font plus confiance
A celui qui ne connaît pas

Ne succombent plus à la fantaisie

Navicella
Au loin des mascarades Sentiments chavirés Marins solitaires
Au large des origines
Un cercle à l’oreille
Pour se guider
Quand manquent les étoiles

Navicella
Entre deux rives
Entre les lignes du temps Tatouées sur la peau
Sous les yeux de l’enfant
Qui reprendra la barre
Dans l’effluve de la ville portuaire

Dans les quartiers de la ville aimée À Cagliari
Cité emblématique

Navicella
Tatouée sur la peau pour traverser encore L’encre-sang
L’encre-noir
L’encre-Pater
L’encre-Mater

L’encrage aux portes closes Des histoires inachevées

Navicella
De la reconnaissance des siens Aux langues mêlées
Retour à ses eaux
Retour au rivage

Un même visage Seul

Tous – Solo en haute mer

Tous-Solo, éditions de l’Aigrette, 2022.

Seul le jour
Nous pouvons dormir un peu À l’ombre des morts
Les nuits
Nous avons rendez-vous

Solo il giorno
Possiamo dormire un po’ All’ombra dei morti
Le notti
Abbiamo appuntamento

Tous – Solo en insomnie Tutti – Solo nellinsonnia

Tous – Solo, éditions de l’Aigrette – 2022.




































De
Marseille à Tunis

Port de Marseille
racinés – enracinés –
on ne sait plus

Un seul visage – une seule race – un seul ferry Dans le
fourmillement des retours

Les valises chargées denvies
Pleines de récompenses
accumulé
es Débordent dun rêve annoncé jadis
Partir dun
chez nous – pas chez nous

Retour chez nous – pas chez nous
Retour où lon sera peut-être de nouveau soi Retour pour se chercher
peut-être de nouveau

Embarquer
Sur un « bateau sans voilure »
Aller chercher le passé
Partir pour un futur

Notre présent
Je parlerai de vous au présent justement Vos mots dans ma
bouche

Je chercherai dans vos yeux
Le souvenir salé
Je vous chercherai

Dans les yeux des autres
Dans le souvenir à lhorizon

[à coté de soi

Dans le cercle dor à loreille Toujours plus loin
Suivant le vent des morts Cap vers lAfrique

Une photo
Un nom de ville
Un port
Un bar
Et les messages arrivent de tout l’exil
Les souvenirs en nous
Devenus communs à nos
esp
érances éloignées Seules nos mémoires sont là
sur le pont de ce bateau

La mer est moins salée
Que le ressac des larmes
Dans la gorge serrée par le temps

Première vision de la Terre
Voir la Tunisie pour la première fois « Débarquer dans la ville »
Tunis
Respirer lIci
Enfin
Marcher dans une ville nouvelle Une ville blanche
Une ville inconnue
Et pourtant

Je sais où je suis
Je connais les visages
Ce sont toujours les mêmes
Ceux entre deux ciels
Je connais les odeurs
Je connais le chemin
Je connais le goût du café
Je reconnais les voix rocailleuses

Je reconnais les bruits du cœur
Je connais cette chaleur sur la peau du désir Prêt à déambuler
À
caresser le monde
Le sud du sud
À
se frotter aux angles nouveaux
Ici le temps se fume
Le temps
Doublier
peut-être

La tragédie moderne

Oser déranger la tranquillité des êtres
Oser croire en l’avenir

Entendre des notes solaires
Des rythmes ancestraux

Rire de Tout
Pour ne perdre Rien Chaque vers
Comptera pour la suite Ici

Les langues
Claquent au fond de l’âme                                                                               Résonnent
contre les murs

Remontent les marches Une à une de lindicible

Écrivent
Dans la naissance du jour Sur fond bleu et blanc
Des mots sans frontières
Des mots venus des ailleurs

 

 

recueil Tous-Solo

Editions de l’Aigrette – 2024

Marie-Ange Sebasti

Marie-Ange Sebasti est née à Lyon le 5 février 1944. Elle a vécu dans cette ville jusqu’à son décès le 19 janvier 2022. Poète et chercheure, elle a publié de nombreux livres notamment en poésie. Bibliographie complète.

Ses œuvres poétiques complètes, Empoigner la lumière, ont paru en janvier 2024 aux éditions Jacques André. Pour commander ce livre : https://www.jacques-andre-editeur.eu/livres/marie-ange-sebasti-oeuvres-poetiques-completes/

Les textes publiés ci-dessous ont été lus lors d’un hommage à la poésie de Marie-Ange Sebasti, sur le thème des Frontières, dans le cadre du Printemps des poètes 2023. Nous avons retenu cette sélection pour le dossier anthologique du site les Coïncidences poétiques.

Textes

extrait d’Effleurement

J’ai rêvé

D’un bal excentrique

Où des guitares espagnoles

Tiraient sur leurs cordes sans fin

Des violons autrichiens

Se cachaient dans des lustres

Éclairés de lucioles

Et des tam-tams lointains

Accompagnaient la danse

Un violoncelle en or

Tournait sur le parquet

Ciré avec des fleurs

Et moi je le suivais

Colombine excentrique

Dans le val excentrique

De mon rêve.

*

Le grand voyage vers l’étoile

À pied, à cheval, en voiture

Ou satellite rimaillant

Redouble le temps.

Le grand voyage sans escale

Sans gouvernail et sans voilure

Dépasse les nuages en

Saute-moutonnant.

Vive le voyage à l’étoile

Arborant le fanion de vie

Sans bitume, les pas allant

Martelant le vent

Oh ! le grand voyage à l’étoile

L’humaine course et l’infinie

Celle qui compte les printemps

Ces bornes du temps.

27 août 1962

*

De grève en plage et d’asiles de rêves en oasis de rires

Je fais mon chemin en mendiant ma chance

De mon index plié sur le chêne des portes

Je fais mon chemin aux rimes sans raison

Aux talus de flots volés aux adriatiques

Je fais mon choix d’arbres sans feuilles mortes

Mon choix de voyageurs pour rouler avec moi

Bien passagèrement sur des bateaux sans ancre

Et mon choix de bagages ouvertement

Bourrés de choses désuètes.

Je fais le bleu des jours de ma palette tendre

Je fais la symphonie des vertes géorgiques

Je grimpe, je somnole, je danse

Et meurs de vivre.

*

Carte d’état-major

Féodalité. Servage subtil

des chemins aux routes

péage à propos de n’importe quoi

banalités, corvées

les édits et les hérauts.

La condamnation du chemin sincère

et des pauvres sentes

sentimentales

de la départementale passionnée

du vicinal réduit à la rêverie

de la rue rimant des pavés de fortune

de la ruelle insociable

de l’impasse bornée

et de l’allée à petit-pas.

*

Ils pleuraient

ils voyaient que leur fuite

par delà le soleil levant

et les bitumes piétinés

n’était qu’un enracinement.

Ils couraient

               mais plus ils couraient

               plus ils s’enfonçaient dans le temps

               plus ils appréhendaient leur terre

               embrassaient les écorces d’arbre

               et protégeaient les pousses tendres.

Leur exode fatigué

               n’était plus qu’un mot catalogué

               dans les feuillets académiques

               leur exode long lent

               n’avait plus le goût de l’appel.

Quand ils s’éveillèrent

                              passés les ans

               ils se crurent enracinés

Mais ils étaient pétris de fuite.

20 septembre 1962

*

extrait de Paroles pour une île

COTE

Il y avait des lumières violentes que l’on négligeait et d’autres, douces, qui étaient celles que l’on avait aimées ; elles se faisaient plus tendres à mesure que le bateau s’éloignait, comme pour nous arracher une larme. Les montagnes estompaient leur ligne ; c’était l’heure triomphante des lumières.

 Mais les lumières douces, celle que l’on avait aimées, disparaissaient vite, les premières, s’effaçaient devant le dernier au revoir, cet au revoir serein du premier phare, puis du deuxième, lumière blasée, sinistrement sereine du dernier phare.

Le pont se vidait, la nuit du large nous saisissait.

*

LARGE

Je devais me pencher pour mieux regarder le noir de la mer. Un peu d’écume me sautait au visage, un peu d’amertume m’effleurait le cœur ; les grincements du navire et les claquements des portes me scandaient ma tristesse. Dans le noir de la mer mes regards glissaient ; le large était là.

L’île s’était engloutie soudain : montagnes et plages, torrents et maquis avaient sombré et mes yeux déçus cherchaient un arbre ou un phare. La nuit, le ciel et la mer ligués enveloppaient cette catastrophe de neuf heures du soir ; le large me happait, me meurtrissait. Le lendemain, dans la douce clarté de sept heures du matin apparaîtrait un continent.

Le large chante la chanson des îles perdues.

*

INCHANGEE ?

C’était une certaine fidélité que je revoyais en pensant à elle : cette fidélité de la terre à elle-même, du paysage à lui-même, cette fidélité bleue, cet accaparement de bleu, cette uniformité de bleu rompue de vert.

C’était aussi une certaine autre fidélité qui me venait à l’esprit, celle des hommes à eux-mêmes, celle des hommes à leurs ancêtres, cette fidélité obstinée, cet accaparement d’honneur, cette uniformité de fierté rompue d’amitié.

Je me souvenais assez de San Antonino d’un autre âge, d’un âge suspendu entre terre et ciel balanins, à jamais.

*

RITE

Il y avait l’heure attendue, l’heure où le tourbillon de tout un monde coloré et turbulent allait m’entraîner.

Et il y avait l’heure où chacun se réjouissait de voir mourir le jour mais de voir naître autre chose : un état d’âme du soir descendu, un état d’âme du soir despotique.

Il y avait l’heure de l’apéritif.

Alors, au « Golfe », sous la treille, on se noyait dans les papotages, les rires et les regards qui se mêlaient pour faire le soir ; on acceptait d’être de ce monde coloré et turbulent, ce monde qui savait parfois être attentif à la mer voisine ou aux montagnes de l’autre côté.

Et l’on aimait cette heure à cause des sourires d’Yvonne.

*

SANGUINAIRES

La terre s’effritait en îles comme si le grand vent d’entre deux golfes l’avait brisée là, au bout, et émiettée.

La terre s’éparpillait pour accueillir les goélands, se dispersait pour narguer les marins, se défaisait pour amuser les vagues.

Là, au bout, les hommes avaient bâti une tour pour annoncer la mer à la terre et, plus loin, là-bas, ils avaient voulu un phare pour annoncer la terre à la mer.

*

Extrait de Comme un chant vers le seuil

PAS

Il a fallu marcher sur les brisées des pèlerins

contrefaire leur chemin

écarter de lourdes branchées de destin

de nos mains semblables

Il a fallu interroger les carrefours

lire de nos yeux étonnés

ânonner de nos voix faibles

des noms inattendus sur des flèches indécises

ânonner de nos faibles voix

d’incohérents messages

échappés des pierres

Puis vinrent d’incommensurables routes

jusqu’au profil

des paysages espérés

*

OBSTINATION

De côté et d’autre

fut la mer

et rien (ni l’étrave ni

mon regard)

ne lui faisait de mal

Étrange, étrange voyage

Que ce fût aube ou crépuscule

rien (ni la ligne amère

de l’horizon

ni le chalut en son plein cœur

ni la curiosité des hommes)

ne lui faisait de peine

Irons-nous encore

en d’étranges voyages

fréquenter chez celle

qui n’aura point de temps à perdre

avec nous ?

*

LIGNE

Inutiles révoltes d’algues

où toutes les larmes du monde

s’apaisent

Refuge extrême des pas d’hommes

où capitulent

les sables

Ceux qui savaient parler

ont appris le silence

où se blottit la mer

*

HISTOIRE

Il n’y a jamais d’acconier

qui veuille décharger mes peines

dit l’homme fatigué

qui fit des milliers

de milles marins

jusqu’aux îles

et qui pleurait

près des bornes d’amarrage

Mais le pilote du port

debout

sur sa pilotine verte

agita la main

et l’homme qui pleurait

près des bornes d’amarrage

qui avait fait des milliers

de milles marins

jusqu’aux îles

tourna ses yeux vers la ville

*

ACCOSTAGE

Tant et si bien que pleure le jour

s’efface le regard des mers

Septembre au petit matin

a penché pour la terre ferme

Septembre au petit soleil

s’est épris des grands fleuves dociles

Tant et si bien que geint le ciel

s’appauvrit notre visage

Notre regard et celui des mers

était le même

*

COURANTS

En toutes eaux

les villages noient leurs secrets

ô confluents enviables !

ô jalousés deltas !

Ce qui menait aux fleuves n’avait pas de nom

conjugaison de rêves et de pavés

une fatalité

peut-être

Méditation des coques sur les fleuves

Naître entre deux eaux

était déjà se souvenir

*

LE PRIX

Ils cherchèrent les torrents

C’est aux oiseaux de dire

ce qu’il leur en coûta

Les eaux folles s’apitoyer

sur les pas téméraires

des poètes !

C’est aux oiseaux de dire

(qui volent bas dans les vallées

qui entendent pleurer

les hommes)

ce qu’il leur en coûta

*

LOIN DU SEUIL

Qu’aurait-on fait de tes voyages ?

on les aurait empoussiérés

Qu’ils aillent se croire légendes

à courir à travers les landes

Qu’aurait-on fait de ta pauvre âme ?

On l’aurait mise au coin du feu

Qu’elle aille s’éprendre des grèves

où nulle flamme ne retient

Qu’aurait on fait de ta jeunesse ?

Quelque veilleuse à la fenêtre

Poète, passe ton chemin

*

Extrait de Contours apparents

On peut toujours posséder la terre

et la déposséder

habiller sa chanson de limites

et la déshabiller

On peut sans doute en pointillés

embrasser cette figure

et s’en éloigner

Le verbe aimer se conjugue à plaisir

dans le duvet de ce volume

et de ses perspectives

à l’abri des contours apparents

*

Le goût de l’eau

Vérifie tes tonneaux, arrondis

tes jarres

nettoie les puits et les fontaines

Remplis les bacs, les cruches et les aiguières

Réveille fiasques, gourdes et carafes

et tout autour dessine une frise d’amphores

Mais bientôt

assure-toi le concours des mers

Un bonheur n’arrive jamais sans soif

*

Diaspora

Dispersé à grande vitesse

avec quelques princes au règne tardif

couronnés de la marquise des gares

feu follet

des cafétérias taciturnes

de tous les bouts du monde

il agite

de grands mouchoirs transatlantiques

au bastingage de vieux ferry-boats

le peuple des rêves

*

Extrait de Presque une île

Tu joues

au navigateur solitaire

Tu détiens

la trace des espoirs

en nue-propriété

*

la citadelle n’avait d’yeux

que pour nos abordages

et négligeait les grands oiseaux

qui la cousaient au ciel

*

Ici

est l’alibi

Il est en résidence surveillée

par des frontières de roc et de sable

Ailleurs

n’existe pas

*

Soudain s’impose

une aire à circonvenir

un terrain à bâtir

et le fil du voyage

se noue

*

Ne va pas blottir

les escarpement de ton âme

dans l’impasse douillette

où nul horizon ne fait son nid

*

La plage

aura toujours le dernier mot

Sur le silence

elle renouvelle ses châteaux

*

Un colporteur innocent

traverse sans fatigue la contrée

la besace pleine

d’almanachs anachroniques

tandis que vrombit l’horizon

*

Votre chemin marqué

d’indélébiles transhumances

ne passe pas

inaperçu

Et le prendre n’est pas

sans danger

*

Un continent blessé

tournait le dos à tous ses ports

Le veilleur somnolait à la fenêtre

peuplant son univers d’atolls

Une île se targuait au loin

d’amers indescriptibles

Continent blessé agrippé

par tous ses phares

*

Éloigne- toi

de l’altière beauté

Reprends ton souffle

dans le terrier de l’exil

*

Extrait de Corse dans le chalut des jours

Y aura-t-il assez de place

dans l’humble maison

pour ces pas que blesse

chaque contremarche

et pour ceux-là qui volent

au-dessus des seuils ?

*

Extrait de Marges arides

ils arpentent longtemps

des terroirs généreux
qui les chargent d’amphores, de pierres précieuses
et du sommeil de vieilles divinités

ils atteignent parfois
des marges arides
qui les somment de révéler
des vies évaporées

*

Sur l’horizon des mirages
se profilent des héros vaniteux
et des reines rêveuses
qui s’éprennent de la caravane des mages
et du chœur des anges

et le sable devient mosaïque
dans le couchant

*

Ils traversent parfois
le gué de mes songes

en leur volant un peu
de pourpre et d’or

Puis ils poursuivent leur voyage

Et je les laisse s’éloigner dans la poussière
dans la lumière
des longues pistes caravanières

*

Monticules terreux
les siècles dorment

Quelques troupeaux viennent brouter
les herbes rares
de leur profond sommeil

Tu rêves de leur lent réveil
dans les couleurs ensoleillées
de leurs foules

*

Un nomade surgit de l’horizon

Il retient le vent
et chasse les pierres

chargé jour après jour
d’amadouer la steppe

de lui bâtir un cœur d’alpage
où s’abreuver

*

Il exécute le silence
en déroulant ses partitions
et la terre s’habille de sources

Quel est cet instrument
qui console les siècles ?

*

Une porte barrait tout le désert
montait jusqu’aux étoiles

de long en large il vérifia ses faiblesses
de bas en haut  il mesura sa force
et lentement il la poussa
libérant en douceur
le brouhaha des siècles

*

Et le soleil plombait les gestes
mais pouvait-il peser sur nos ailes
abîmer notre souffle ?

*

Ils posent leurs cahiers
et leurs tessons
fatigués d’avoir réveillé
les terres brûlées

Ils ont trouvé le puits et le palmier

Un nomade sourit

*

Étourdis ils s’adossent
aux éboulis du jour

Demain pourtant tous les chemins
seront désencombrés

Demain relèvera
les pierres inscrites, les fûts
des plus hautes colonnes
réveillera les  temples et les places

Demain dénichera sous les gravats
les abords du soleil

Alors ils feront face encore, éblouis

Ce poème (Demain) a été illustré par Bernadette Planchenault, graveur, 2004.

*

À force de scruter la ville
sans échafaudage ni plan
tu la bâtissais

*

Aujourd’hui, vers dix heures
nous avons découvert un large seuil

Un homme s’y tenait debout
flagellé de lumière

Il nous offrait son aide bénévole
pour mettre au jour
les vestiges infinis de la parole

*

Il caressait la pierre
pour la faire parler

mais elle n’était ni banc ni seuil ni stèle

et ne comprenait rien
à son éternité

*

Un vent neuf émergeait
des ruines, se redressait
reprenait lentement son souffle

pour porter de vieux mots dépaysés
au vaste monde

*

Vérifiez mes bagages !

Des pas pressés, des cris usés
sur des marches brûlantes

quelques tessons de jours ordinaires

ici l’exclamation d’une servante
et les ordres d’un roi déchu

La rumeur qui monte du port
je l’ai calée sur ces fous-rires, là
entre larmes et aurores

Et dessous, assourdies
les prières qui fuient

le déluge et l’incendie

Vérifiez toutes mes malles !

Je ne rapporte aucun trésor

*

Il écoute impassible un vent familier
glisser dans les fenouils

une langue étrangère
amadouer les ronces

Il écarte sans bruit les branches
et nous regarde dresser la liste
des objets de sa tombe

*

Je venais de franchir le seuil de sa maison
quand une voix forte surgit de la pierre

Je te raconterai les colères divines
et la ténacité des caravanes
Puis tu diras au monde
la mélopée brisée de nos légendes

Tu sauras tout de mes affaires aussi
La richesse de mes cargaisons
fera pâlir d’envie tous vos docks

*

Extrait de La porte des lagunes

Sur la mappemonde écarquille

les yeux, vois

le pays rosé qui retint l’idée de toi

puis ce point immobile

sur le gros registre qui connaît ton nom

et ton adresse, suis

la rue désinvolte

qui t’a présenté le monde

Traverse le jardin public, respire

la beauté tenace du magnolia

un enfant sur la plus haute branche

*

Tu te tapis

derrière la porte des lagunes

pour attendre

le passage des migrations

*

Lorsque le soleil décréta

le tumulte des couleurs

le peintre triste hocha la tête

et tourna les talons

Alors put sortir de l’étang

la belle qui s’y ennuyait

*

En cas de vertige

rejoignez cette rive

de sable encore tiède

où vous êtes passé

distraitement peut-être

Et racontez ces pas

que volera bientôt le vent

*

Ils retiendront leur souffle

dans la paix transparente des lagons

avant de franchir

les fracas splendides

de la barrière de corail

*

Parlemente

avec la frontière

si tu veux revoir

les papillons bleus

les fous de Bassan

les mouettes rieuses

tes peines perdues

*

Il ne suffira pas d’arraisonner la lumière

pour prendre un peu de sa folie

Mais il faudrait à l’abordage

en arracher quelques rayons

et d’abord

trouver en soi le pirate

l’habiller, le sermonner, le dépêcher

sur des mers dangereuses

dont il n’a pas la carte

*

Au large de la terre méconnue

que le soleil efface

en se riant des géographes

le vent se dérobe

et nargue les navigateurs

coléreux dans les longues pannes

*

Permettez-moi de m’adosser

au bout du monde

pour écouter sans fatigue

la rumeur des falaises et des préaux

*

Les frontières avaient grande allure

et demandaient des révérences

On les laissait sans peine

tenir leurs distances

On connaissait

le chemin des contrebandiers

*

Extrait de Villes éphémères

Qui saurait aborder sans crainte au regard ténébreux des façades énigmatiques?

Qui pourrait trouver la borne où s’amarrer?

*

Extrait de Bastia à fleur d’eau

Octroyer à la ville

sa part d’horizon

quand elle m’aura donné

sa part de ruelles

marmonne la mer

*

Encore quelques pas et la lumière

aurait raison de tous les lacis

encore quelques appels et le silence

aurait franchi tous les grillages

mais rester encore dans l’ombre

et la prière

*

Les oiseaux migrateurs

ont fait escale sans savoir

qu’ils ne partiront plus

et tournoieront infiniment

imbus de nouvelles couleurs

*

Extrait de Haute plage

Ils nous ont engrangés dans l’aurore
donné des ailes
pour traverser les jours

Ils nous ont indiqué l’espace des sittelles
et des aigles royaux

Notre héritage n’est pas forteresse

*

Autour de l’île, ma flottille
battait pavillon d’impatience

dans l’attente

des cargaisons promises
transportées lentement sur ces sentiers rebelles
habiles à dompter

l’incorrigible roc

*

Une sourde rumeur d’embarcadères
et de docks épuisés
déloge à jamais le silence

dans les hautes clairières
des forêts démâtées

*

Le phare inextinguible

Le sémaphore infatigable
signalant l’embellie des prochains sillages

La tour qui prévient de l’orage
et proclame les mots
des anciens seuils

Mon nécessaire de voyage

*

Le jour s’enfuit au large
loin des flaques et des mares

enfourche  ces cavales d’écume
qui jamais ne prennent parti

entre les eaux territoriales
et la haute mer

*

Aussitôt dits
les soleils dénombrés
trouvaient une aire
où reposer leur course

Aussitôt faites
les ombres s’étiraient
volaient la sieste des soleils

*

Ce matin les oiseaux

ont picoré ses derniers mots

Puis ils sont partis

traverser les mers

*

Puisque la terre ferme a tourné le dos

Je resterai longtemps

entre l’écume et le roc

à scruter le ressac

qui le réinvente

*

Les grains de sable crissent

sous ma plume appliquée
aux pleins et aux déliés de son nom

Mais ils résisteront aux siroccos

et mon encre sympathique

triomphera de la vague déferlante

*

Qui saura
conjurant l’iris têtu
du mauvais œil

traiter du bon usage des golfes?

*

On enserrait
dans nos drapés de solitude

de pauvres récoltes mêlées au ciel
de quelques prés inabordables

on ruminait le clair-obscur

*

Au bord de l’embarcadère
quelqu’un se dispose
à défrayer la mélancolie

en lui proposant
un très long voyage
vers d’autres amarres

*

Une lumière intarissable
inonde cette route
où rien n’interdit de rouler

à grande vitesse
à toute heure

feux éteints, yeux brûlés
jusqu’au prochain maquis
 

*

A cette joie

Elle avait surgi là
dans un champ de décombres
les bras offerts

Elle disait je t’invite
à la haute montagne

Elle répétait je prends
l’excédent de bagages

Elle marmonnait
que je l’avais claquemurée

Mais qu’elle avait des dons
de passe-muraille

*

De grands oiseaux marins
ont prévu d’atterrir sur des rivages clairs
pour donner des nouvelles du monde

Ils ont noirci leurs ailes
aux cendres des dernières forêts
rougi leurs pattes
aux bords usés des continents

Mais pourront-ils  décolorer
ces mers intérieures 
où naviguent les rameurs du soleil?

*

Les mots réconciliés
peuvent bien sonner à ma porte

Je suis déjà partie
avec tous mes bagages

attendre un taxi hasardeux
pour d’autres demeures

*

Les mots gambadent
dans des prairies dont je m’éloigne

Ils s’approprient
une eau que j’ai captée

Ils épuisent les fontaines

Je m’achemine
avec  mes outils de forage

vers un nouveau désert

*

Les fleuves ne m’ont pas laissée libre

Les fleuves m’ont enserrée
habillée en presqu’île

Les fleuves m’ont obligée
à vérifier berges et quais
pontons et ponts

à contrôler crues et décrues

*

En sautant dans le bac essoufflé
sur la rivière sépia

on voudrait accoster sur cette autre rive
où ils se tiennent

leur demander avec malice
comment ils ont parlé d’amour

et s’ils ont quelquefois
pensé à nous

*

L’autre rive
est déjà fixée dans son regard

Il m’a croisée sans voir le mien
Il n’a pas remarqué

au milieu du pont

l’homme immobile
qui ne sait plus rêver d’aucune amarre
d’aucun delta

*

Si vous passez par là
n’hésitez pas à frapper à ma porte

pour parler à loisir
des confluents, des passerelles
et des claquements d’ailes
des oiseaux migrateurs

si je ne suis pas en train de voler
entre les deux eaux

Extrait de Cette parcelle inépuisable

Terre d’encre et de papier
dans l’enclos du poème

et pourtant rose chair

Terre d’azur d’émeraude
en pleine page

et pourtant noir profond

Terre pastel sur la marge
ténue entre les lignes

touchée du doigt pourtant

Terre désincarnée
dans l’enclos du poème

et pourtant serrée dans mes bras

*

Une nuée d’enfants migrateurs
virevoltait dans le jardin public

et venait graver ses rires
sur la pierre des statues

picorant sans merci

des gestes périmés

*

à perdre haleine
tu poursuis le jour

et tu rattrapes abasourdie
chacune de ses heures

Quand la lumière se déchire
tu sais toujours trouver
un fil rebelle

pour la recoudre

et revêtir fiévreusement
ton impatience

Tu veux renaître
chaque fois

*

Je taillais des blocs de granit
pour bâtir ma demeure

Puis j’échappais à toute vigilance
pour dévaler quelques versants

jusqu’à des heures de sable
lentement égrenées

Alors je refaisais surface
sur l’écume

*

Tu espères le coin de la rue

l’autre paysage
l’autre personnage
l’autre bavardage

et pourtant tu prends
tes jambes à ton cou

*

Ils étaient partis naviguer
autour du monde
sous d’autres yeux

postaient distraitement quelques missives
oblitérées d’oubli
sur d’autres îles

Ils s’étaient assoupis burinés
dans les bras tendres d’escales au long cours

Juste retour des mots

Ils sont à quai

*

Veilles dédiées
à l’approche des terres inconnues

Paupières fermées
sur les contours des portulans

Portes claquées
au nez d’arrogants colporteurs

Fenêtres embuées

Je n’ai pas vu le sentier de la guerre

*

J’exerce mes pinceaux
à rattraper la joie

sur la ligne de fuite

*

Tourner le dos à la montagne
désenchanter la mer
déserter la forêt

et monter lentement
en tenant bon la rampe
de l’escalier trop raide

vers ce rai de lumière
qui patiente serein

à l’étage dédaigné

*

Extrait de La connivence du marchand de couleurs

Ceux-là n’ont pas craint
de partir très tôt

Ils ont déjà frôlé ce monde
qui fourbit de nouvelles couleurs

Renoncerait-il
à les rattraper?

*

Aucune traque
aucune chasse

D’étape en  étape
nulle exploration

juste
un élan

*

Accueillir le plus ample

Associer notre souffle
à tous les points cardinaux

Arrêt sur girouette

*

Une maison attend peut-être

Un hameau, un village sûrement
feront surface

Des villes surgiront de l’horizon
plus loin, plus tard

Pour longtemps ce chemin
suffit

*

Le chemin le serre entre ses paumes
le presse de revenir sur ses pas

Tenace il se défend

doigts agrippés
à sa feuille de route

*

Voyageur en déroute            
navigateur fragile

stupéfait
dans la barque qui vogue

sur des prairies d’aigue-marine et d’outremer

*

Il ne réclame rien
au bout des terres
qu’un peu d’écume

un estuaire un embarcadère
un simple ponton
une coque de noix

pour piéger l’azur

*

Il atteint le rivage

il s’habille de sable
pour épouser la vague

mais s’en sépare vite
et gagnera bientôt

une hauteur de vue
du côté des amers

*

La nuit invente
de grands navires chargés d’azur

amarrés dans des ports

inconnus des affaires maritimes

*

Pied à terre

avant d’imaginer
toute migration

empoigner la lumière

*

Il ne s’est jamais présenté
au poste frontière

Il s’est insinué
sur des terres étrangères

qui ne demandent jamais
d’où il vient

*

Sans crier gare le monde écarte
ses vastes forêts
déboise, débroussaille

attend

celui qui vient vers les mirages
de nouveaux déserts

*

Cheminer jusqu’au prochain village
séjourner quelque temps
dans ses aubes rieuses

ses midis généreux

Prévoir aussi
l’indifférence

*

Le désir était vif
d’aller encore un peu plus loin
bien au delà de la première haie

peut-être même au bout du paysage

Les pas se révoltaient pourtant
refusaient ce jardin détrempé
jusqu’à l’autre côté de la terre


Alors ils ajustaient leurs ailes

*

De l’autre côté du fleuve

il abandonne aux rives
ses bagages de mots

Comment y accéder
avant l’inondation?

*

On l’a perdu de vue

On cherchera l’empreinte
de sa silhouette

on épiera
le froissement de son passage

*

Il s’est encore posté
au bord de l’univers

Par où passer pour le rejoindre?

Je ne peux trouver trace
de ses sentiers

sur ma carte routière

*

Il pourra s’accorder une parcelle de lande
une falaise, un pré
et s’allonger sous les étoiles

pour donner enfin quelques réponses
à leurs questions

*

Extrait de La caravane de l’orage

Elle tape du talon en fredonnant

Elle veut faire connaître ta naissance

de l’autre côté de la terre   

*

De l’autre côté de la terre  
une rumeur enfle

Tu es venue au monde       
de part et d’autre 

*

Prévenues les ambassades
envoient leurs félicitations
leurs mots de bienvenue

La petite princesse
ne sait pas lire son courrier

Elle se tourne en soupirant
sur le côté              

*

Je te montre les ponts dit-elle          
et près des sommets          
les refuges

La voix veut-elle t’inviter    
à dormir  
ou à rester toujours            
éveillée?

*

La voix dessine crêtes et rivages      
plages et rocailles 
rivières à traverser

Tu n’en crois pas tes yeux

Tu les refermes en attendant           
ton âge de raison  

*

La voix pose dans le berceau            
des mots qui ne redoutent ni vent ni foudre

alourdis de promesses séculaires

Et l’enfant rit         
qui sait déjà tout des anciens mondes

prêt à mener sa barque      
sous de nouvelles lunes     

*

Avec la grue cendrée et l’hirondelle
tu transperces le ciel           
de tes allers-retours

Des voix t’appellent            
sous leur belle toiture        
dans leur jardin bien dessiné

Des voix t’invitent
sur l’herbe des savanes      
sous l’arbre des palabres

Toute saison t’ouvre la voie             
sur chaque continent          

*

Et sur les ailes des cigognes blanches

au-dessus des grands lacs  
et des villes grouillantes

jusqu’à la plus sourde des forêts vierges       
jusqu’à la plus profonde des palmeraies

sur les ailes des cigognes blanches

les notes longues  
d’un chant bien tempéré    
prêtes à croiser tous les tam-tam

cœur battant         

*

L’alouette des champs        
retourne à son hivernage

d’autres contrées serrées dans ses pattes    
terres d’automne à disperser

cris de printemps et d’été  
retenus quelque temps dans son bec

L’alouette des champs        
approche de son hivernage

entend les tambours annoncer        
sa nouvelle saison

*

Avec l’alouette des champs              
avec la grue cendrée et l’hirondelle 
et sur les ailes des cigognes blanches

tu transperces le ciel de tes allers retours

De joyeuses comptines t’invitent    
dans les cours d’école

Des refrains mélodieux t’appellent  
près des berceaux

Toute saison t’ouvre le chant           
de chaque continent           

*

Et ces paroles rebelles        
qui se débattaient

les vents alizés      
les ont volées        
les ont posées

dans des ports lointains     
sereins     

*

Certains, longtemps serrés, silencieux           
dans cette pirogue
qui glisse avec lenteur

vers l’estuaire imaginé

et d’autres, enlacés longtemps sur la plage  
les yeux rougis, fixés

sur le retour des Amériques             

*

Un grand voilier cinglant vers l’Ouest            
avait chargé la voix de l’ancien monde          
dans ses cales alourdies de fruits tropicaux

Longtemps elle resta somnolente   
fourbue de nostalgie           
sur la terre inconnue

Longtemps elle entendit l’écho lointain        
d’un rythme abandonné

Mais quand le saxophone  
le trombone, le piano et mille percussions   
défièrent le silence

La voix posa sur l’autre monde

ses notes bleues   

*

Dans la poussière des routes traversières     
d’une mer à l’autre             
de la montagne au marécage

et dans l’écume des routes océanes
d’un continent à l’autre

et d’île en île

de jour en jour

le dictionnaire s’alourdissait            
de nouvelles pages              

Extraits de Signaux sans fin

Les lisières s’interrompent

les lignes s’estompent

les frontières s’évaporent

l’espace est inimaginable

et pourtant

je me terre

*

Combien de perpendiculaires

et de parallèles tenaces

de courbes et de montées

menant à de fragiles passerelles

jusqu’à la vision d’un rivage

où s’étire le temps perdu

à trouver sa voie !

*

Signaux sans fin

bornes subtiles

arbres bavards

Les chemins

ne te cachent presque rien

Presque rien

souvent se déchaîne

27/08/21

*

Plus loin je sais aller

sans me perdre

Parfois je rencontre un mot

qui m’égare

08/09/21

Textes parus dans la revue Laudes

Laudes N° 90, p. 40 (1988)

Noyer, noyer sans fin en ce granit

               la noire orpheline d’août

               battue de grêles éternelles

puiser, puiser toujours en ce granit

               le ciel rieur de cette voix

        le ciel moqueur de cette vie

                              brûlante

au soleil de tes paraboles

                     *

Rien n’engloutit

Rien ne consume

Rien ne trouble

               Ni ravin ni deuil ni colère

l’intense profil de l’amour

Laudes N° 100 p. 31 (1990)

Passante

Je ne serai pas l’incendiaire

des rivages déchus

où des reines d’une heure prenaient la pose

Je ne serai pas l’herboriste

des jardins défaits

où plastronnaient des papillons bavards

Je laisserai les algues à leurs sables

et les orties à leurs phrases

les mains libres

Laudes N°117, p. 16 (1995)

Le reflux

Elle voudrait bien

franchir la ligne des dunes

voler jusqu’aux clochers

monter longtemps au flanc

d’Alpes farouches

Elle aimerait encore

dans le sillage des long-courriers

planer sans jamais redescendre

Elle envisage

de porter aux nues

les crabes et les nasses

et ces chemins vaseux

où sombrent les pas

La marée basse étale ses projets

Laudes N° 120 p. 58 (1995)

Elle descend de son piédestal

légère dans sa lourde robe

Et c’est moi qui porte l’enfant

Jusqu’où marcher, jusqu’où rêver

Faut-il prendre cet escalier

Va-t-elle toujours m’accompagner ?

Elle s’arrête et ne répond pas

Je ne vois plus sur son visage

qu’un écho distant de mes paroles

Et dans ses bras l’enfant sourit

Laudes N°145 p. 9 (2002)

Regarde-nous

Nous accourons

de toutes les frontières

bras resserrés sur l’hiver des prières

transis, vêtus de clair-obscur

Augmente-nous

Petite

lumière assise

aux marches de Pâques

Laudes N° 152 p. 20 (2003)

Figure obstinée

oserai-je sortir

de mon sentier de plâtre

rattraper les mesures

de la pastorale ?

Oserai-je voler

un peu d’allégresse

au ravi ?

Laudes N° 157 p. 12 (2005)

Une porte barrait tout le désert

montait jusqu’aux étoiles

De long en large il vérifia ses faiblesses

de bas en haut il mesura sa force

et lentement il la poussa

libérant en douceur

le brouhaha des siècles

Martine-Gabrielle Konorski

Martine-Gabrielle Konorski est de nationalité française et suisse. Elle est auteure de poésie et musicienne. La poésie l’accompagne depuis toujours. La poésie s’est imposée à moi, entre lumières et ombres et c’est dans le brasier des mots que se construit mon chemin. C’est la musique de la voix et la danse intérieure qui tissent ensemble les mots, tel un ruban de vie. En équilibre sur un fil, dans une pulsation qui frôle parfois la syncope. Son parcours d’écriture a été déterminé par ses rencontres avec l’homme de théâtre, comédien-poète, Vicky Messica, fondateur du Théâtre Les Déchargeurs, ainsi qu’avec l’éditeur-poète Bruno Durocher, prix de poésie de l’académie française, fondateur des éditions Caractères. Elle est auteure de plusieurs livres de poésie, de livres d’artistes, est régulièrement présente dans des revues de littérature et de poésie. Deux de ses livres seront prochainement publiés en édition bilingue, français-italien par les éditions Vita Activa ((Trieste). Elle est régulièrement auteure d’articles, de portraits, d’entretiens. Parmi ses derniers travaux on peut notamment citer ceux réalisés dans Les Carnets d’Eucharis : Entre 2014 et 2023, sur Paul Auster, Sophia de Mello Breyner Andresen, Annemarie Schwarzenbach, Marina Tsvetaieva, Clarice Lispector, Emily Dickinson, Sharunas Bartas, Kathleen Raine, Alberto Giacometti, Pippo Delbono ; entretiens avec Esther Tellermann, André Markowicz, Michèle Duclos, Etienne Faure ; Direction du Hors-Série : Edmond Jabès, dans la nuit d’encre et de sable.

Elle participe également à des lectures à l’occasion du Printemps des Poètes ou d’autres manifestations et réalise des créations au théâtre, dialogues harmoniques entre poésie et musique.

Martine-Gabrielle Konorski est administrateure de l’Union des Poètes & Cie, membre du comité de rédaction de la revue Les Carnets d’Eucharis, collabore à la revue culturelle A la Page, et au Magazine Rebelle(s). Elle a été présidente du jury du concours « Faites des mots en prison », organisé par le Ministère de la justice.

Martine-Gabrielle Konorski a mené une carrière internationale dans la communication, en France et aux Etats-Unis, après des études supérieures de droit, d’anglais et de sciences-politiques.

Elle est Chevalier dans l’Ordre National du Mérite.

CONTACT :

mkonorski@googlemail.com

06 12 30 12 96

Martine-Gabrielle Konorski

Poésie :

Martine-Gabrielle Konorski, Anthologie, Coll. Poètes trop effacés, Éditions Le Nouvel Athanor, 2023.

Adesso, Éditions Black Herald Press, 2021.

Instant de Terres avec des peintures de C. Cyvoct, (Préf. N. Riera), Éditions L’Atelier du Grand Tétras, 2021 (Ouvrage publié avec l’aide du Conseil Régional de Bourgogne Franche-Comté).

Bethani suivi de Le bouillon de la langue, (Préf. E. Moses),Éditions Le Nouvel Athanor, 2019.

Une Lumière s’accorde, (Préf. A.Paoli – Postf. C. Bohi), Éditions Le Nouvel Athanor, 2016 et éditions Vita Activa (Trieste) bilingue français-italien (À paraître).

Je te vois pâle… Au loin, (Préf. JL. Maxence), Éditions Le Nouvel Athanor, 2014 – Prix « Poésie Cap 2020 » et éditions Vita Activa (Trieste) bilingue français-italien (À paraître).

Sutures des saisons, Éditions Caractères,1987.

Eclarissences, Éditions La Lettre Volée, 2025 (À paraître).

Livres d’artistes :

Bandes d’Artistes,avec la peintre C. Valcke, Éditions Lieux Dits, 2021

Et Si C’était Là- Bas, avec la peintre M. Boccara, Éditions Les Cahiers du Museur, coll. A Côté, 2020.

Autres ouvrages :

Edmond Jabès, dans la nuit d’encre et de sable, Hors-Série sous la direction de MG. Konorski, Éditions Les Carnets d’Eucharis, 2023.

Anthologies :

L’Athanor des Poètes, Éditions Le Nouvel Athanor, 2023.

Cent Frontières, Jeudi des mots, Éditions Pourquoi viens-tu si tard ? 2023.

L’Ephéméride, feuilles détachées, Éditions Pourquoi viens-tu si tard ? 2022.

La Forêt des Signes, Claude Ber, 2020.

Le livre Parlé, Éditions Unicité, 2019.

Femmes, Poésie et Liberté, 2016-2017, 2018, 2019-2020.

Terres de Femmes, 2015.

Revues littéraires :

Les Carnets d’Eucharis, Terres de Femmes, Diérèse, L’étrangère, Les Cahiers du Sens, Poésie Première, Phoénix, La Revue Alsacienne de Littérature, Midi, Le journal des Poètes, Écrits du Nord, Paysages Écrits, Décharge, Incendits (autour du sculpteur Georges Jeanclos), Coup de soleil, Phaéton, Europe, La Cause littéraire, Quinzaines, Le Monde (Transpoésie), L’Eveil de Normandie, Transfuge, L’œil d’Olivier, Radio Libertaire, RCJ, Au Féminin.com, Recours au Poème, Poezibao, Terre à Ciel, Levure Littéraire, Sitaudis, Traversées, Papiers Collés, Le Journal des Ressentis, Levure Littéraire, Poezia Dzisiaj (en polonais), RAI – Radio italienne (en italien), A la Page.

Théâtre et autres lieux :

Speranza, création orchestrale de Frédéric Ligier, poèmes de Martine-Gabrielle Konorski, chantés par Laure Striolo (Soprano), Orchestre d’harmonie de Pantin, 2023.

Bethani, création pour voix et percussions -Théâtre du Nord-Ouest, Paris, 2022.

Où revenir? exposition des peintures de C. Valcke et du poème de MG. Konorski au Prieuré de Serrabona, Pyrénées Orientales, 2022. – Accords, création pour voix et piano – Théâtre Les Déchargeurs, Paris, 2018.

Textes choisis :

Tenir les jours

à ciel ouvert

Jusqu’au reflet

du Noir

Jusqu’à la lueur

impalpable

de l’aube
Jusqu’au bleu
qui invente
les matins
des grands voyages.

Départ annoncé.

Bleu franc
à travers la vitre

Ébullition d’un réveil

en saccades

Un jour d’affres

au tracé monotone

Mais la joie
de garder ton sommeil

au cœur
de mes tempêtes

Plus désespérément que jamais.

________________________________________________________

La cassure du silence

et les pieds dans le vide

Une marche dans la rue

des jours

Le noir des chants

muets

Dans l’ombre mêlée
des pas et des portes

l’accélération d’une ronde

vers le soleil

Entrée dans la danse.

Grand silence entre le zéro

et l’infini

Vision de tissus blancs

lointainement

accrochés à un pan de ciel

Bois flottés
échoués entre les galets

L’appel d’un grand vent

Les mots bouillonnants

d’une phrase qui se cherche

éclose sous le regard

bleu sombre

des yeux miroir

d’orage

L’éclipse d’un adieu

toujours à flanc de terre

Et tes cheveux
En flots de la bourrasque

L’air de ce jour.

Sur l’argile rouge

toutes les encres

ont séché le temps

L’air du soir

est lourd
sur le dos des oiseaux

Le rêve d’un chant

d’amour
a rapproché le ciel

Mais le cri de ton nom

ne peuple plus la terre

Absence infinitive.

Pas de regrets

Le vent sifflait
entre les branches déchirées

Au noir
des zébrures
d’une aurore cerisée
Là où le jour se tient
dans sa lumière

Commencement

des heures
lorsque l’instant
se cogne aux pierres

au revers des noms

de l’Ici

battu par l’orage

Effacement du vivre.

___________________________________________________________________________

A contre-jour
les bouquets inconnus

la traverse du soir

Au – delà du vent

large

l’envol au ciel

des papillons

A l’aplomb du champ noir

le cri solitaire

des grands oiseaux

Nos pas sur le chemin

de pierres

Comme lettres dans l’encre

Tremblement du mystère.

Elles étaient revenues

Au battement des ailes

étirées jusqu’au loin

Leurs pattes en échasses

ont touché terre

sur la pointe
Le regard perdu

l’air inquiet

elles avançaient

vers nous

Elles étaient revenues

avaient quitté le V du ciel

pour nous dire le printemps

la confiance des saisons

sur le bord d’une planète

La nôtre

Dans la nuit des grues.

extrait de : Martine-Gabrielle KONORSKI, Anthologie, Collection Poètes Trop Effacés, Ed. Le Nouvel Athanor, 2023.