Le choix du poème

Nous présentons régulièrement un poème que nous avons choisi ou qui nous est proposé par l’un.e des auteur.e.s que nous avons accueilli.e.s depuis le début des coïncidences.

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Les mots sont mes armes préférées

Tout départ est aussi un retour

Tu pars avec tes rêves

Tu pars avec ta vie  tes souvenirs

Comme un dromadaire au pas lent

Tu portes tes bagages sur le dos

A bout de bras

D’escale en escale

Jusqu’au retour

Ton premier départ en pays étrange

Tanella Boni, née en Côte d’Ivoire, Là où il fait si clair en moi,  éd. Bruno Doucey, 2018. (poème choisi par Geneviève Vidal)

  14

Derrière la brume le soleil

s’efforce d’accompagner nos pas

Jubilation d’enfant à faire crisser

les feuilles au sol

les yeux fixés sur la cime

définitive

le souffle se met en place

le silence clarifie l’espace

et c’est une très ancienne

langue que déchiffreraient

nos pieds consentants

Anne-Lise Blanchard, L’Horizon patient, Ad Solem éditions, page 96 (choisi par Chantal Ravel).

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Tant de départs si peu d’avancées ou d’issues,

rescapés d’un instant nous nous arrimons

à une montagne de petites éternités où coule l’adieu.

Le secret intouchable des cimes qui butent sur le bleu

nous précède nous traverse et nous suit. Il s’agrippe

à tes mains à tes mots alpinistes qui ne savent rien

ni de l’avant ni de l’après, seulement le col, bouche-bée

d’un destin en sa concentration : une vie reçue rendue,

dans  l’entre-deux, est -ce le milan siffleur ou bien

le vent leveur de cendres qui choisit ta destination ?

Sylvie Fabre G. Nos voix persistent dans le noir, éditions L’herbe qui tremble, page 35 (choisi par Chantal Ravel).

12

Confinement

La ville

en arrêt,

comme chien de chasse

renifle la proie cachée,

tout se tait.

Attente traversée de l’humeur vagabonde

des oiseaux sémaphores

Qui relie l’homme mis à terre

au langage oublié du ciel.

Jour à jour

les mots s’exercent,

nouent les fils,

bouquets d’ondes

bienveillants

tandis que pleure

le Monde

sur l’épaule de ce mal élagueur

de nos arbres de vie.

Isabelle Poncet Rimaud, Dialogues avec le jour, éditions Unicité, p.31, 2021. (poème choisi par Chantal Ravel)

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D’un coup d’œil

délivrer les regards emmurés

dans le mortier des heures grises

Libérer instantanément

dans la lumière des embrasures

les joyeux brouhahas, les gestes généreux

qui restaient au secret

Rendez-vous immédiat

d’un coup d’œil

à l’enseigne du rêve

Marie-Ange Sebasti, Cette parcelle inépuisable, Jacques André éditeur, p. 23, 2013. (poème choisi par Chantal Ravel)

10

Table de travail près de la fenêtre et il neige

Les oiseaux  épient plus longtemps

qu’ils ne picorent

Et de nouveau je demeure

Immobile

Votre reproche de perdre du temps

je le repousse

Le silence s’amoncelle autour de moi,

terre pour le poème

Au printemps nous aurons

des poèmes et des oiseaux

Reiner Kunze, Un jour sur cette terre, poèmes, traduction Mireille Gansel, Cheyne, 2001 (poème choisi par Josiane Gelot).

9

L’œil reposé

Juste regarder, Jessamyn,

Tu n’as fait que regarder

juste à niveau d’horizon

et les  bras m’en tombent.

Regarder puis regarder.

Statue pour n’avoir rien

à dire, faire ou accepter

et en avoir le regret

Ton œil reposé disant :

et pourquoi toujours moi

pas les autres, eux tous

donner, recevoir, rendre ?

Aller main dans la main

aimer et sourire toujours

et non pas juste regarder

et juste faire que mourir ?

Mohammed Dib, L.A. Trip, Poésies I, Éditions de la Différence, 2007, p 456. (poème choisi par Georges Chich)

8

Chanter, pleurer, brûler

Je chante et je pleure, et je veux faire et défaire,

J’ose et je crains, et je fuis et je suis,

J’heurte et je cède, et j’ombrage et je luis,

J’arrête  et je cours, je suis pour et contraire.

Je veille et je dors, et suis grand et vulgaire,

Je brûle et gèle, et je puis et ne puis,

J’aime et je hais, je conforte et je nuis,

Je vis et meurs, j’espère et désespère.

Puis de ce tout étreint, sous le pressoir,

J’en tire un vin ores blanc ores noir,

Et de ce vin j’enivre ma pauvre âme,

Qui chancelant d’un ou d’autre côté,

Va et revient comme un esquif tempêté,

Veuf de nocher*, de timon et de rame.

(Né à Cerdon, dans l’Ain, en 1555. Poète  et dramaturge)

*

Nocher : patron d’un bateau.

Abraham de Vermeil, Seconde partie des Muses françaises ralliées de diverses parts, Paris, Matthieu Guillemot, « Sonnets », p. 241.  ( poème choisi par Josiane Gelot)

7

elle fête les blancheurs

seul

le vin bouge autrement

serait-ce que le jardin des merveilles s’enneige

à l’écho les sapins culbutent

les oiseaux vol de métal

surplombent la voix

quand l’éternité se déplace

et le langage perméable au papier

Huguette Gaulin (1944-1972), in Lecture en Vélocipède, éditions les herbes rouges, Québec, p 51. (choisi par Georges Chich)

6

Mon fils,

tu es rejeté,

tu as de la peine

de ne pas savoir

qui tu es.

Quand tu rentres chez nous,

le kamanitushit raconte

avoir rêvé de toi

une âme voit

un fils se tue,

une fille se perd

aveugles

au clair de lune

qui les habite.

Joséphine Bacon, Bâtons à message, Tshissinuatshitakana, p.58, éditions Mémoire d’encrier, 2009.

Joséphine Bacon est Innue de Betsiamites. Elle a remporté en 2019 le prix de la poésie québécoise décerné par le Prix des libraires du Québec pour son œuvre Uiesh-Quelque part. (poème choisi par Chantal Ravel)

5

[…] A la faveur de cette lumière qui défaisait ses équilibres, les fulgurances fuligineuses voulurent le submerger. Elles paraissaient provenir de partout, sillons de terres, zinzole de parlers, siwawa de peuples, grands bouquets de personnes. Pour la première fois depuis qu’il l’affrontait, le magma sembla prendre le dessus. Pourtant, lumière était en lui, pillage ouvert, froidures. Des architectures inconnues se redressaient tremblantes, puis s’éparpillaient en fulminantes déroutes. Un maillage de clairs-obscurs enserra son esprit. Sensations d’étourdi. Le vieil homme qui fut esclave parvint à se mettre genoux, et-puis à se hisser tremblant, dos plaqué contre un tronc, et-puis à tituber, et-puis à essayer de reprendre sa course. Il courait sous l’urgence d’une agonie. Chaque pas déclenchait l’avalasse des éclaircies et des coulées fumagineuses. Mais il avançait. Il parvenait à avancer. Il crut que la vitesse réinstallerait l’équilibre perdu. Lumière le tisonnait à travers ses paupières devenues transparentes, il les avait perdues, et ses pupilles s’exposaient au rayonnement pas soutenable. Il courut encore, ou il essaya de le faire, en tout cas il eut, dans un balan à travers les Grands-bois, l’aveugle sensation d’avancer. Mais la terre se déroba. Un man-man-trou. Profond. Le vieil homme qui fut esclave s’y engloutit d’un coup. […] Patrick Chamoiseau, L’esclave vieil homme et le molosse, Gallimard. (choisi par Georges Chich)

4

Repas du soir dans les labours

Quand grand-père au soir

attisait le feu de fanes

il faisait les étoiles

qui après étaient au-dessus de nos têtes

Nous les reconnaissions

Et la lune était une petite sœur des pauvres

qui allait mendier auprès du soleil

( parfois elle recevait quelque chose,

Parfois rien)

Je ne savais pas encore que la lune

est le visage anticipé

de la terre

Je n’étais pas encore Adam

et grand-père ressemblait à dieu

Autrefois quand je mangeais encore à la table du ciel

Reiner Kunze,  Un jour sur cette terre, p.103, Cheyne, collection d’une voix l’autre, 2001, traduit de l’allemand par Mireille Gansel. (poème choisi par Chantal Ravel)

3

A découvert

En certains moments, regarder

le ciel est nécessaire et quel que soit

son état ne m’apporte qu’agrément.

Je sais que le ciel n’existe pas.

Mais tout est là.

Poésie non plus n’existe pas.

Mais sans elle je succombe.

Le ciel prend alors le relais. Lui,

ne disparaît pas.

Il faudrait qu’une source extérieure

dise pour moi ce qui se passe.

Sans doute rien. Ultime recours.

Que ce rien me tienne.

Béatrice de Jurquet, Si quelqu’un écoute, p.60,  La rumeur libre, 2017 (Choisi par Chantal Ravel)

2

CERTAINS AIMENT LA POÉSIE

Certains-

donc pas tout le monde.

Même pas la majorité de tout le monde, au contraire.

Et sans compter les écoles, où on est bien obligé,

ainsi que les poètes eux-mêmes,

on n’arrivera pas à plus de deux sur mille.

Aiment-

mais on aime aussi le petit salé aux lentilles,

on aime les compliments, et la couleur bleue,

on aime cette vieille écharpe,

on aime imposer ses vues,

on aime caresser le chien.

La poésie-

seulement qu’est-ce que ça peut bien être.

Plus d’une réponse vacillante

furent données à cette question.

Et moi-même je ne sais pas, et je ne sais pas, et je m’y accroche

Comme à une rampe salutaire.

Wislawa Szymborska, De la mort sans exagérer, Poésie Gallimard, traduction Piotr Kaminski, 2018. (choisi par Georges Chich)

1

Si j’ai écrit c’est par inquiétude

parce que j’avais souci de la vie

de la félicité des êtres

serrés dans l’ombre du soir

quand le soir s’abat soudain sur les nuques.

J’écrivais pour la pitié des ténèbres

pour toute créature qui recule

dos plaqué à la rambarde

pour l’attente marine-sans cri-infinie.

Ecris, me dis-je, et j’écris

pour avancer plus seule dans l’énigme

parce que mes yeux m’alarment

et le silence des pas est mien, mienne la lumière

déserte-clarté de bruyère-

sur la terre de l’avenue.

Ecris parce que rien n’est défendu et le mot arbre

tremble plus fragile que l’arbre, sans ramures ni oiseaux,

parce que seul le courage peut creuser

vers le haut la patience

jusqu’à ôter du poids

à la noire pesanteur du pré.

Antonella Anedda, Nuits de paix occidentale et autres poèmes, p.35, L’Escampette  éditions, 2008. Traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para. (choisi par Chantal Ravel).