Innovation pour cette année 2019. Une nouvelle rubrique prend place : Le choix du poème. Nous présenterons régulièrement un poème que nous aurons choisi ou qui nous sera proposé par l’un.e des auteur.e.s que nous avons accueilli.e.s depuis le début des coïncidences.
9
L’œil reposé
Juste regarder, Jessamyn,
Tu n’as fait que regarder
juste à niveau d’horizon
et les bras m’en tombent.
Regarder puis regarder.
Statue pour n’avoir rien
à dire, faire ou accepter
et en avoir le regret
Ton œil reposé disant :
et pourquoi toujours moi
pas les autres, eux tous
donner, recevoir, rendre ?
Aller main dans la main
aimer et sourire toujours
et non pas juste regarder
et juste faire que mourir ?
Mohammed Dib, L.A. Trip, Poésies I, Éditions de la Différence, 2007, p 456. (poème choisi par Georges Chich)
8
Chanter, pleurer, brûler
Je chante et je pleure, et je veux faire et défaire,
J’ose et je crains, et je fuis et je suis,
J’heurte et je cède, et j’ombrage et je luis,
J’arrête et je cours, je suis pour et contraire.
Je veille et je dors, et suis grand et vulgaire,
Je brûle et gèle, et je puis et ne puis,
J’aime et je hais, je conforte et je nuis,
Je vis et meurs, j’espère et désespère.
Puis de ce tout étreint, sous le pressoir,
J’en tire un vin ores blanc ores noir,
Et de ce vin j’enivre ma pauvre âme,
Qui chancelant d’un ou d’autre côté,
Va et revient comme un esquif tempêté,
Veuf de nocher*, de timon et de rame.
(Né à Cerdon, dans l’Ain, en 1555. Poète et dramaturge)
*
Nocher : patron d’un bateau.
Abraham de Vermeil, Seconde partie des Muses françaises ralliées de diverses parts, Paris, Matthieu Guillemot, « Sonnets », p. 241. ( poème choisi par Josiane Gelot)
7
elle fête les blancheurs
seul
le vin bouge autrement
serait-ce que le jardin des merveilles s’enneige
à l’écho les sapins culbutent
les oiseaux vol de métal
surplombent la voix
quand l’éternité se déplace
et le langage perméable au papier
Huguette Gaulin (1944-1972), in Lecture en Vélocipède, éditions les herbes rouges, Québec, p 51. (choisi par Georges Chich)
6
Mon fils,
tu es rejeté,
tu as de la peine
de ne pas savoir
qui tu es.
Quand tu rentres chez nous,
le kamanitushit raconte
avoir rêvé de toi
une âme voit
un fils se tue,
une fille se perd
aveugles
au clair de lune
qui les habite.
Joséphine Bacon, Bâtons à message, Tshissinuatshitakana, p.58, éditions Mémoire d’encrier, 2009.
Joséphine Bacon est Innue de Betsiamites. Elle a remporté en 2019 le prix de la poésie québécoise décerné par le Prix des libraires du Québec pour son œuvre Uiesh-Quelque part. (poème choisi par Chantal Ravel)
5
[…] A la faveur de cette lumière qui défaisait ses équilibres, les fulgurances fuligineuses voulurent le submerger. Elles paraissaient provenir de partout, sillons de terres, zinzole de parlers, siwawa de peuples, grands bouquets de personnes. Pour la première fois depuis qu’il l’affrontait, le magma sembla prendre le dessus. Pourtant, lumière était en lui, pillage ouvert, froidures. Des architectures inconnues se redressaient tremblantes, puis s’éparpillaient en fulminantes déroutes. Un maillage de clairs-obscurs enserra son esprit. Sensations d’étourdi. Le vieil homme qui fut esclave parvint à se mettre genoux, et-puis à se hisser tremblant, dos plaqué contre un tronc, et-puis à tituber, et-puis à essayer de reprendre sa course. Il courait sous l’urgence d’une agonie. Chaque pas déclenchait l’avalasse des éclaircies et des coulées fumagineuses. Mais il avançait. Il parvenait à avancer. Il crut que la vitesse réinstallerait l’équilibre perdu. Lumière le tisonnait à travers ses paupières devenues transparentes, il les avait perdues, et ses pupilles s’exposaient au rayonnement pas soutenable. Il courut encore, ou il essaya de le faire, en tout cas il eut, dans un balan à travers les Grands-bois, l’aveugle sensation d’avancer. Mais la terre se déroba. Un man-man-trou. Profond. Le vieil homme qui fut esclave s’y engloutit d’un coup. […] Patrick Chamoiseau, L’esclave vieil homme et le molosse, Gallimard. (choisi par Georges Chich)
4
Repas du soir dans les labours
Quand grand-père au soir
attisait le feu de fanes
il faisait les étoiles
qui après étaient au-dessus de nos têtes
Nous les reconnaissions
Et la lune était une petite sœur des pauvres
qui allait mendier auprès du soleil
( parfois elle recevait quelque chose,
Parfois rien)
Je ne savais pas encore que la lune
est le visage anticipé
de la terre
Je n’étais pas encore Adam
et grand-père ressemblait à dieu
Autrefois quand je mangeais encore à la table du ciel
Reiner Kunze, Un jour sur cette terre, p.103, Cheyne, collection d’une voix l’autre, 2001, traduit de l’allemand par Mireille Gansel. (poème choisi par Chantal Ravel)
3
A découvert
En certains moments, regarder
le ciel est nécessaire et quel que soit
son état ne m’apporte qu’agrément.
Je sais que le ciel n’existe pas.
Mais tout est là.
Poésie non plus n’existe pas.
Mais sans elle je succombe.
Le ciel prend alors le relais. Lui,
ne disparaît pas.
Il faudrait qu’une source extérieure
dise pour moi ce qui se passe.
Sans doute rien. Ultime recours.
Que ce rien me tienne.
Béatrice de Jurquet, Si quelqu’un écoute, p.60, La rumeur libre, 2017 (Choisi par Chantal Ravel)
2
CERTAINS AIMENT LA POÉSIE
Certains-
donc pas tout le monde.
Même pas la majorité de tout le monde, au contraire.
Et sans compter les écoles, où on est bien obligé,
ainsi que les poètes eux-mêmes,
on n’arrivera pas à plus de deux sur mille.
Aiment-
mais on aime aussi le petit salé aux lentilles,
on aime les compliments, et la couleur bleue,
on aime cette vieille écharpe,
on aime imposer ses vues,
on aime caresser le chien.
La poésie-
seulement qu’est-ce que ça peut bien être.
Plus d’une réponse vacillante
furent données à cette question.
Et moi-même je ne sais pas, et je ne sais pas, et je m’y accroche
Comme à une rampe salutaire.
Wislawa Szymborska, De la mort sans exagérer, Poésie Gallimard, traduction Piotr Kaminski, 2018. (choisi par Georges Chich)
1
Si j’ai écrit c’est par inquiétude
parce que j’avais souci de la vie
de la félicité des êtres
serrés dans l’ombre du soir
quand le soir s’abat soudain sur les nuques.
J’écrivais pour la pitié des ténèbres
pour toute créature qui recule
dos plaqué à la rambarde
pour l’attente marine-sans cri-infinie.
Ecris, me dis-je, et j’écris
pour avancer plus seule dans l’énigme
parce que mes yeux m’alarment
et le silence des pas est mien, mienne la lumière
déserte-clarté de bruyère-
sur la terre de l’avenue.
Ecris parce que rien n’est défendu et le mot arbre
tremble plus fragile que l’arbre, sans ramures ni oiseaux,
parce que seul le courage peut creuser
vers le haut la patience
jusqu’à ôter du poids
à la noire pesanteur du pré.
Antonella Anedda, Nuits de paix occidentale et autres poèmes, p.35, L’Escampette éditions, 2008. Traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para. (choisi par Chantal Ravel).