Estelle Dumortier

Estelle Dumortier est née à Bruxelles en 1977. Poète-performeuse et dramaturge, ayant travaillé de nombreuses années dans la danse, elle est directrice artistique de l’association La Traversante qu’elle crée en 2013 en région Rhône Alpes. Elle collabore avec de nombreux artistes, mène des rencontres d’auteurs, des cycles d’écriture, de lecture et de dramaturgie, crée des formes poétiques et théâtrales hybrides. Elle aime tourner, danser et dire ses poèmes sur scène et au bord des rivières, écrire et dire n’étant pour elle jamais loin du corps.

En 2014 et 2015, elle est poète associée au Tremplin poétique du réseau des bibliothèques de Lyon. En 2017, elle rejoint le collectif Écrits/Studio et crée des pièces radiophoniques de poésie qu’elle performe. Entre 2019 et 2021, elle s’investit dans un programme Culture & Santé auprès de personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer. De ce côtoiement elle écrit Entre les lignes (La Rumeur libre éditions, 2021). En 2022, elle publie Où l’air ne chute pas (La Rumeur libre éditions), un long chant poétique à la reconquête du corps, dans une relation au paysage, entre montagne et rivière. Elle est également publiée dans les anthologies du Printemps des poètes 2022 et 2023 aux éditions Bruno Doucey (L’Éphémère, 88 plaisirs fugaces ; Frontières, petit atlas poétique), ainsi qu’en revues : Teste, BoXoN, Gustave Junior, Bacchanales, Les Hommes sans Épaules, N4728, Microbehttps://www.facebook.com/Latraversante

Estelle Dumortier – © Anne Nguyen Dao 2020

Textes :

Je ne sais rien de la guerre mais je reconnais
Les colères qui parlent
Au monstre que je suis
*
Le meurtre commence dedans
Les images s’allument
Je passe des jours dans le silence
Quelque chose en moi
Se brise
*
Le matin
Les cloches
Les alertes
*
L’air a un goût de longue récitation
Les voix
Enterrées vivantes
Dans les corps

(Tant que la chair est un refuge où veillent les morts)

Estelle Dumortier
Juillet 2014

à Fabienne Swiatly

en écho

Hier, j’ai réveillé de vieux fantômes.

A l’enfant qui tentait d’apprivoiser la parole

j’ai parlé de toutes les langues qui se logeaient dans nos langues :

les langues parlées

les langues écrites

les langues officielles

les langues de banlieue

les langues des jeunes

les langues des vieux

les langues maladroites, cabossées, malmenées, imparfaites, compliquées, incompréhensibles

les langues qui veulent sortir

les langues qui ne restent qu’à la maison

les langues qu’on connaît

et celles qu’on ignore.

Je lui ai aussi parlé de toutes les voix dans nos voix :

la nôtre, celles de nos parents, de nos grands-parents, de nos ancêtres

celles de nos enfants pas encore nés

les voix du premier homme et de la première femme

les voix sans voix

les voix sans corps

les voix qui nous rendent visite, parfois nous colonisent

les voix timides

les voix qui hurlent en silence pourvu qu’on les entende.

L’enfant était un peu surpris.

Il ne savait pas qu’il y avait autant de monde en lui.

Je lui ai aussi raconté avoir découvert il y a peu de temps que

dans ma langue qui est le français

il y a une langue fantôme

tapie et sourde

sans voix.

Mes grands-parents maternels qui venaient de cette région de la Belgique

à la frontière allemande

avaient pour langue l’allemand :

mon grand-père, Friedrich, est né Allemand en 1917

ma grand-mère, Elisabeth, est née Belge dans la même ville en 1920

ils sont redevenus Allemands en 1939, puis Belges en 1945.

Ils parlaient allemand entre eux, la langue écartelée, honnie, honteuse

la langue à la frontière

entre

la langue / inter / dite.

Ils ont refusé de parler allemand à leurs enfants :

ma mère ne connaît pas la langue de ses parents

je suis la première de ma génération à avoir renoué avec elle.

Il y a peu de temps, j’ai réalisé que mes phrases qu’on me disait compliquées

avec des propositions relatives tordues

des emboîtements à n’en plus finir

des verbes à la fin

étaient construites comme en allemand

j’écrivais en français avec la structure grammaticale

avec un dos, une colonne vertébrale allemande.

L’allemand est la langue fantôme dans ma langue

celle qui me structure, me fait tenir debout.

Je crois que ça lui a parlé à l’enfant

parlé depuis le lieu de sa langue, de la mienne

parlé depuis le lieu de toutes nos langues tapies et sourdes.

Je crois que j’ai réveillé de vieux fantômes.

Ce matin, j’ai ouvert la bouche

stimmlos

sans voix

aphone.

Estelle Dumortier

novembre 2021

Dis dis incroyable ! vrai ! incroyable… entre chez moi et ici, dans la
marche, l’absence, la grande absence, disparue, j’ai disparu, en entier,
tout entière, tellement complètement que je ne sais plus entière de moi
où ça se trouve si retrouvée non, vraiment, le corps absent, disparu tout
entier plus vraiment là en vrai plus là du tout je t’assure… incroyable…
incroyable ça c’est vrai je t’assure… plus là du tout tellement que je ne
sais plus si c’est vraiment retrouvé ou si ça disparaîtra ou si trouvé
dedans la lumière parce que tu sais, la lumière ça a été, ça la perte et le
retrouvé ensemble à tel point que je ne sais plus si j’y suis encore ou si
ça va bientôt revenir là


je veux dire la perte

C’est ce corps on dirait que je l’avais perdu mais c’est impossible je ne
suis pas morte et toi ton corps en face du mien tout à l’heure rien, rien
d’avant ce que je reconnaîtrai

seulement la lumière
c’est cela
la lumière avec la perte

Ça a commencé le corps qui marche et qui sait où il va : tu connais le
faubourg Saint-Maurice entre chez moi et le centre la gare au milieu je
veux dire les deux gares et ces ponts entre les deux, l’autoroute en
dessous / non la voie rapide / et puis cet autre pont qui fait l’entrée de
la ville ? c’était là, là, entre les deux ponts et les deux gares, et bien je
croyais que c’était loin encore que tous ces kilomètres à parcourir tu sais
bien que j’aime marcher, ça fait tout chanter, la géographie et le béton et
les bruits et ces corps qu’on croise, tellement qu’on sait plus et que ça a
dû commencer par là


je veux dire la perte

Avant, avant les ponts et le béton qui chante et les pieds heureux, il y a la
sortie de chez soi la porte du garage qui claque clac c’est parti partie pour
l’après-midi au moins on ne sait jamais quand on revient… j’avais pris
mon temps pour une fois en avance du temps à chanter le béton pas
figé… il faisait beau comme maintenant le soleil c’était il y a pas
longtemps enfin je crois… je me rappelle je chantais parce que je chante
tout le temps quand je marche… il y a ce premier pont dessus la voie
ferrée je me suis toujours demandée pourquoi les trains de marchandise
avaient le droit aux paysages tellement abandonnés les chats dans les
herbes hautes mais les trains on dirait pas assez lourds pour ployer ces
herbes… je chante et c’est là le faubourg bientôt le métro mais avant la
jolie rue avec ses maisons en bois et les parents d’Adeline là et je passe
je ne sais plus si je chante c’est le soleil je crois, il fait si beau c’est bon
sur la peau, mais les vêtements une gaine mais c’est pas grave ça me plaît
cet air chaud emprisonné entre le vêtement et la peau ça me plaît me
dire nue je suis nue et au-dessus les vêtements corps pas habillé non, nu
nu dans les vêtements et l’air chaud du soleil comme une caresse comme
la lumière, on dirait je suis dans un ventre avec tous les autres les
voitures autour l’odeur de la pizzeria, un ventre tellement grand qu’on
dirait un grand animal et je me demande jusqu’où les parois de ce ventre
chaud la lumière à l’intérieur dedans moi, une forme de transparence…
un soleil est passé dans mon ventre à moi et me fait chanter m’illumine
je crois aveuglée tellement c’est bon comme un ronron les chats qui
caressent mes parois à moi toute soleil aveuglée


je veux dire la perte
je veux dire la perte

Dis je ne sais pas ce qui s’est arrêté le chant le soleil mais mon corps sur
le premier pont de l’autoroute à l’entrée de la ville
Perte, je te dis perte même si le corps retrouvé… perte je ne sais plus ce
corps par où il est passé l’animal disparu et ce corps sur le pont et je ne
sais plus entre ni où ni quoi oublié, plus rien, zéro souvenir, ces pavés
par cœur je connais saurais te dire : 3,4 km entre le garage et le pont de
l’autoroute… bon d’accord je soustrais du garage à la rue des parents
d’Adeline… le métro à partir du métro, rien plus rien zéro je me rappelle
sinon que c’était doux et que je me sentais comme chez moi à l’intérieur :
on dira 2,7 km ? 2,7 km comme un chant mais combien de temps ? pas
de montre les pieds comme repères seulement… la géographie oui ! 2,7
km… mais combien de temps ? pas le corps perdu, ami au contraire, c’est
la tête, la tête dans le chant à l’intérieur de l’animal… le corps ami qui
savait où j’allais / ici /et qui m’amène / jusque là / sur le pont de
l’autoroute et qui dit ça suffit et moi qui reviens de je ne sais où plus
aucun souvenir alors que je sais qu’entre il y a l’auto-école, les deux
boulangeries, la maison de vieux, le fleuriste, des banques, plus rien
aucun souvenir

la lumière
la lumière
la perte

Estelle Dumortier

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