Textes d’Alain Freixe

Comme on tombe amoureux

 

à l’ami,

à Jean-Marie Barnaud,

à celui pour qui « échanger paroles est acte des amoureux »,

 

On lit. C’est un poème ? Une prose ? On ne sait plus. Une présence, oui. On s’interrompt. On est soudain loin dans le ciel. Ou le corps. On revient sur ses pas. On relit. On va aveugle dans la grande nuit des pages. Ou du monde. Autour cela n’a pas plus de nom que de couleur. Ou tous et toutes. On s’égare. Se perd. On a peur, parfois. On remonte. On est vivant.

 

*

 

Dans un poème, la poésie, c’est quand l’étoffe des mots se déchire. Les pierres du chemin se perdent sous celles, plus impérieuses de la montagne. C’est quand se dérobent, les pas…Non pas que l’on tombe vraiment mais c’est quand l’on titube. Et boite. Quand soudain on a du mal à respirer parce que l’air que l’on avale est si froid que l’on ne peut plus déglutir. Que la bouche reste ouverte au son froid de l’air qui passe et ouvre quelques fenêtres au cœur qui sommeillait. Laisser entrer l’air. Reprendre souffle. Et rythme. Sauter hors fascination et se vouer à nouveau au discontinu des mots et au cortège que l’on se doit à soi-même. À l’attention que l’on se doit quand on monte et que les mains parfois s’y mettent. Jusqu’à reprendre pied dans le jour. Petit mais qu’on nous prête encore. Fidèle comme cette lumière qui a besoin de tous les mots de Jean-Marie Barnaud pour porter son miel jusqu’à nous.

 

*

 

On approche de la frontière. Le colporteur de vent sait qu’il va lui falloir ruser. Résister. Non se jeter sur. Mais tenir la bonne distance. Celle du rôdeur de crêtes. Qui se penche ici, chancelle là. Avant de tomber. À genoux. Comme on tombe quand on est amoureux. Avant de se relever. Et dans la marche qui s’en suit essuyer au coin des yeux cette rosée du cœur.

 

Alain Freixe

(Projet pour le vernissage du 5/03 ou la lecture du 29/03 –Poésie a un visage-2003 . De toute façon, pour un petit livret à La Porte sur la poésie.))

 

**

Profil de vent, de feu et de roc*

 

(…)

 

le pas glisse

la main glisse

le long du bras

qui ne retient pas

je pars dit la main ouverte

 

 

visage renversé

je te regarde partir disent les yeux fermés

ton visage sur ma paume

en véronique

 

 

deux bras

et des visages qui s’abandonnent

deux mains

une clé sur le vide

et c’est l’amour

qui prend corps

quelque chose qui ne se donne pas

à voir

et se voit

si on disait beauté

on donnerait un nom

à ce qui en manque

 

 

sur les miroirs écorchés

du monde

passe une lumière pressée

de retourner à elle-même

(…)

Alain Freixe

 

*Ce que cherchent les danseurs, c’est le « profil sûr » : « le profil de vent, profil de feu et profil de roc » dont parlait Federico Garcia Lorca

**

La catastrophe, mais quelle ?

 

1-

Quelque chose tombe. C’est lent et imparable. Sa retenue le déchire. Le dérobe à l’oblique. Et angle droit sur le vide, le tourne et retourne, le verse et renverse, se perd.

Et dans l’air, c’est à peine si passe le froid de l’ombre.

 

2-

Quelque chose tombe. De clin en clin, comme on le dit d’un œil dans le temps où il reprend ses esprits pour faire tas. Devant. En bas. En bord en bord de monde comme en bord de page les fragments d’ardoise sous les couteaux de l’autre été, aspiré par l’aigu du coin. Qui s’éboule.

 

3-

Quelque chose n’en finit pas de tomber qui nous jette dans le soir des défaites.

Y vont et viennent, toujours plus perdues, contre toutes les réquisitions du monde, les lumières de sentinelles désarmées.

C’est la veille. Encore et toujours.

Souvenances actives de quelques-uns.

À voix de mains.

 

4-

Nous pèsent les abandons et nous paralysent les trahisons. Lourd héritage qui nous brûle les yeux jusqu’à nous empêcher d’entrevoir ces peut-être qui poudrent l’air quand tournent et bifurquent les chemins, ces possibles qui ne serpentent au flanc des jours que lorsque nos pas à se heurter à leurs pierres écartent herbes sèches et poussières.

 

5-

Peut-être,

lampe douce, allumée sur les eaux du jour par un vent tisonnier, amoureux des matins sans nom.

 

6-

Peut-être,

et quelque chose serait là. Une main d’ombre gantée de l’arc bleu du silence. Une main flottante et qui appelle à la relève. A la reprise. Une main d’avant les mots. D’avant les couleurs. A la volée. Une main de nuit avec dans sa paume un soleil souterrain.

 

7-

Peut-être,

et déliées, les routes alors fileraient devant sous un horizon inexploré.

Loin dans demain.

 

8-

Nos yeux se prendraient à leurs mirages.

Images qui iraient jusqu’à traverser leur peau. Eclairs d’oubli où la durée crépiterait comme en un terrain vague où les noms anciens auraient été perdus sous les cendres et les restes de quelques cartons éventrés entre vieux pneus et cagettes à demi-brûlées avant une aube toujours remise, toujours promise.

 

9-

Une aube.

Quelque chose comme un Noël sur la terre. Celui des enfants dont les yeux, retournés, comme ces terres d’automne ouvertes à la neige, à ses vigueurs prochaines, attendraient, tendus dans les courants qui les emportent, les couleurs des jours nouveaux qui feraient brèche sur brèche au temps d’avant, ce temps muré dans les heures, dans le chaos des lumières électriques où la nuit se perd, toujours plus enfoncée dans les plis de ses masques, les boues de sa figure sans plus aucune chance de visage.

 

10-

Mais c’est le soir.

Encore le soir.

Le soir et la pluie sur les dernières pages écrites, les dernières images risquées, comme si la fin avait été donnée au commencement.

Et c’est l’ombre de la mort sur les feux rouges, toujours plus nombreux, sur la route dont les ciels sont bouleversés, l’asphalte éboulé et les eaux salies dans les nids-de-poule, qui m’arrête.

 

11-

Qu’est ce qui serait de saison?

Quelles bifurcations?

Quels peut-être?

 

Alain Freixe

 

( revu et corrigé les 15/16/17 janvier 2016 )

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Oui, des images

 

Il me faut des images.

Des prises de sang

sur le monde.

Des prises de vue.

Des cadrages.

Du hors-champ.

 

Des images

leur chanson perdue.

 

Des images

et ce vent qu’elles descellent

dans les murs de l’air.

Ce vent qui les tient.

Et les porte.

Vent qui attise les yeux.

Coups d’épaule de plein ciel.

Brandons rouges

qui n’attendent pas le soir.

Rayures.

Tranches vives.

Bandes passantes.

Ondes.

Eclats

qui s’obstinent

à maintenir l’accès ouvert.

L’avancée toujours possible.

Vers d’autres images.

D’autres mots.

D’autres jours.