Michaël Glück

Biographie partielle

Naissance le 10 juin 1946 à Paris. Écrivain, poète, dramaturge et traducteur. Il fut, entre autres, enseignant (lettres, philosophie)  lecteur et traducteur dans l’édition, directeur d’un Centre Culturel et théâtre, écrivain dramaturge associé à des compagnies de théâtre.

Multiples collaborations artistiques : théâtre, danse, marionnettes, arts plastiques, musique, cinéma, vidéo.

Est traduit en : anglais, allemand, italien, espagnol, coréen, chinois, ukrainien, macédonien, roumain, catalan.

Vit encore, sans pronostic. Ecrit, écrit, et encore…

Persiste, résiste insiste et signe.

Michaël Glück

photo de Michel Durigneux

La bibliographie de Michaël Glück est assez importante. On peut consulter le site des auteurs

dessin d’Agnès Dubart

 

Trois textes offerts par Michaël Glück :

 

vers l’encre

 

in memoriam Jean-Jacques Boin

 

1.

cueille rassemble noue et lie ce qui chute ou tombe ce qui cadavre du vif ce qui a quitté la verticale vers la jonchée de fleurs ou bouquets le debout le coucher le gisant ce mouvement-là de l’héliotrope à l’abîme au creuser parmi les racines ou c’est selon dans l’air dispersion dans l’air fumée fumée vertige du noir vers l’encre

 

sous le décharné jeté à la nuit où vermille la nettoyeuse la pâleur des charpentes fait cette aube inhumée qui ne se souvient pas et nul ne peut plus dire quel effroi a effacé jusqu’au noir des pupilles non plus ce qu’il en est des vieilles images dans l’album de la mémoire emporté au-dessus celui qui viendra rassemble et noue gerbe des mots

 

2.

au-dessus qui se penche pour lire ce qui s’en va connaît le miroir de chaque épitaphe l’œil n’ignore aucune lettre la voix les épelle une à une et ce n’est qu’un nom dit-elle après un nom sans ombre le mien qui vient qui se penche anticipe l’étreinte qu’on se donne l’absence qu’on s’accorde

 

tout un grouillement de signes au-dessous tout un alphabet de matières putrides rongements dissolutions fête vorace de la décomposition une lente transformation une joyeuse reconversion la tête ô que devient la tête dans ce laboratoire souterrain dans cette alchimie des choses ce tournoiement des particules

 

3.

où est la surface de la terre et où commence le ciel voi che entrate° où la limite entre deux versants de la monnaie quand je lis le filigrane d’où vient la lumière de quelle ténèbre° de quel aveuglement une pièce dans chaque orbite et trois dés pour remplacer les dents manquant ma guitare a sept cordes

 

une note pour le repos le lit est descendu dans le giron d’argile dans l’humus dans la boue dans la tranchée d’un champ de batailles le lit est plongé plus profond sous les dialogues d’ossements les plus jeunes en-dessous crie l’officier des lombrics il reste encore un peu de place mais viendra bien le temps

 

4.

naître et n’être pas sont frères siamois jumeaux dont l’un mange l’autre mais qui peut savoir qui mange l’ombre ou quelle ombre me mange qui veut découper la matière en  suivant le pointillé ne crée pas la parfaite carte du monde il n’est nul pays qui ne soit des vivants et des morts de la lumière et de la lumière

 

couchés sur le dos nous regardons disent-ils ceux qui se sont penchés sur nous nous sommes ne sommes plus au berceau dans nos draps de sapin mais bientôt la résine et la cire ne suffiront plus à masquer notre puanteur nos éternuements glisseront sous les dalles de marbre horreur des miasmes de l’éternuité°

 

5.

au bord de l’absence le chemin est damé sous les talons ferrés cliquetis du cahin-caha ou bien c’est comme si nous marchions sur une poutre d’acier au-dessus du tohu-bohu  comme si aller était toujours précéder les commencements ou les arracher pour les précipiter vers l’obscure ou la fin comme si

 

nous ferions semblant de vivre disent les morts ne disent rien si au moins là-haut vous faisiez semblant d’être affligés j’y pense et puis j’oublie sing sing c’est la vie° nous ne mourons qu’après les enterrements nous mourons d’épuisement parce que vous n’avez plus rien à nous dire qui puisse tenir nos membres assemblés

 

6.

sens dessus dessous narcisse ne sait qui est qui qui vivant qui noyé et nos amours faut-il qu’il m’en souvienne° quel reflet sous la peau de la terre quel autre ici creuse ton carré de fraises des bois ici lève ton blé œuvre fût-ce en vain œuvre pour ces insectes coprophages qui tôt ou tard nous survivront

 

moi rien pas moi rien rien et nier pas l’ombre ni la présence ne répond de rien ne répond à rien sans voix tous les sans voix si nombreux là-dessous villes sur villes maisons sur maisons tombeaux sur tombeaux et les peuples d’en haut sans fin toujours s’enfoncent et ce qu’ils ont conçu les rejoint sous la cendre

 

7.

et je ferai faire une image à la ressemblance de toi° le revenant jamais ne reprend la place de qui l’a quitté le revenant toujours de trop loin revient et de ce trop loin chacun se rapproche la main vive dans la nuit cherche sa main morte les phalènes se noient dans les larmes des chandelles et sphinx à tête de

 

ceux d’en bas qui ont nourri n’ont plus rien dans le ventre lors qui pourrait peindre leurs faims qui pourrait peindre leur absence de désir le vent sous le clavier de la cage thoracique ceux d’en bas n’ont jamais entendu les rires de ceux d’en haut ni leurs applaudissements étouffés par les gants de la chair

 

8.

ramassons simplement une motte de terre° nous tenons dans nos mains ce que nous deviendrons nous tenons ce miroir où main gauche s’inverse en droite inexistante nous tenons ce miroir où nous nous abîmons la mort est sans image elle est bouquet de mots qui devancent toujours nos lèvres décharnées

 

petits poucets frondeurs nous posons sur la pierre les cailloux du retour nous jouons à nous égarer nous inventons des rites des sentiers des traverses mais nous savons très bien que le chemin finira par nous retrouver nous l’avons toujours su l’enfance est le berceau de ce très vieux savoir que nous nous efforçons d’oublier

 

9.

le plan d’une ville ressemble à celui de son cimetière toute métropole commence par sa nécropole les danses d’épousailles succèdent aux macabres toute naissance est renaissance après la longue stérilité le linceul fait la nappe les enfants sont vêtus avec les nippes de ceux qui ne le sont plus recto verso

 

ce qui reste des os brûlés fait l’encre des jours et des livres qui s’écrivent s’écrivent recto verso recto verso la vie paraît en renonçant et le renoncement relance les dés d’autres cellules d’autres insurgées voyez dans le grand remuement la saine colère le grondement le dialogue incessant de l’irrésignation°

 

10.

les fleurs en plastique fanent pareillement sur le marbre ou le granite des tombes et les portraits jaunissent dans les médaillons les lettres gravées s’estompent l’or pâlit la grande érosion renverse les sépulcres les herbes folles renaissent on se plaît à chercher quelque épitaphe saxifrage dans les allées qu’ombrent de vieux arbres

 

dans les jardins de la mémoire bourgeonnent s’épanouissent d’autres phrases s’ouvrent les lèvres d’autres bouches d’autres fleurs ce qui meurt nourrit tout cela qui va naître un enfant cligne de l’oeil nous avons des sourires de prothèses sourires malgré tout que rien ne décompose la mort est inconstante et ne prend rendez-vous

 

11.

toutes choses périssent et choses sommes nous le savons et choses roses nous serons dans les mandibules du vent dans le grand recyclage ou plutôt ne serons plus autre chose sera qui ne sera plus nous autre matière figurée autre distribution du vivant qui demeure au-delà de ceux que nous fûmes de toute chose survit un peu de souffle un rien de chant

 

nous enregistrons les chants d’étoiles mortes depuis longtemps mais qui sait quel papillon se posera sur ce qui fut notre souffle il n’y a rien de personnel et il faudrait bannir des langues les pronoms autant que les noms en propre toute vie singulière n’est qu’une vie d’emprunt sauf ce baiser que je vous dois cette chance irrégulière

 

12.

 écailles de tortues pattes d’oiseaux dans la neige coups de becs dans la motte de beurre sur le rebord de la fenêtre empreintes dans la boue abattures vol-ce-lest et autres laisses et entrailles où plongent haruspices et devins grands lecteurs d’étripés déchiffreurs d’écritures intimes légistes oui légistes lecteurs

 

ont déposé leurs murmures sur la peau du silence ont inventé idéogrammes hiéroglyphes et alphabets écritures célestes et terrestres pour garder traces de leurs visions et pour honorer les morts ont créé les calendriers des années nocturnes des saison ont écrit sur les sables de la rive en dansant sur les talons

 

13.

des siècles parlent dans les bouches des langues des peuples des jambes marchent dans les jambes depuis des hordes et des hordes nous avons les foulées des vivants et des morts l’allure des vieilles phrases qui ajointent les peuples nous longeons les rives des fleuves comme des lignes sur un cahier où accrocher nos cris

 

il y avait les bûchers des cendres d’un sage dit un autre sage j’ai retiré un doigt calciné avec ce doigt j’ai écrit notre long périple les fables de nos commencements j’ai nommé les paysages peu changeants montagnes forêts et lacs j’ai dessiné la forme des rochers je n’ai pas dit celle des nuages au dessus de nos têtes

 

14.

le ciel tombe dans les yeux le ciel creuse ensevelit les nuages trous noirs des pupilles le ciel tombe au tombeau des pupilles les choses s’abîment dans les têtes les choses du monde sombrent les paupières se ferment s’abaissent comme un drap l’œil étoupé° recèle ce qu’il vit dans les temps des vivants

 

le ciel pâlit les yeux pâlissent tout le bleu renonce s’évapore s’évanouit bascule vers la nuit s’éteint emporte le souvenir du ciel et les mots qui nommaient le bleu des yeux farde les lèvres les mots se retirent comme se retire la main sismographe qui notait il y a peu le mouvement des nuages l’épanouissement d’une fleur

 

15.

on pose sur les os une gerbe de roses

on pose sur la cendre le vase d’une absence

on répète des gestes qui ne sont à personne insensés si l’on songe

 

qui posera les os sur les roses défuntes

 

michaël glück

 écrits au monastère de Saorge

octobre 2009 et à Montpellier premiers jours de janvier 2017

notes : les italiques, par ordre d’apparition sont des emprunts à :

Dante, André Chouraqui, Jules Laforgue, Jacques Lanzmann, Apollinaire, La Piémontaise (chant traditionnel, 1704), Francis Ponge, Benjamin Fondane, Pierre de Ronsard.

 

 

dans les ravins de l’amnésie

 

Il en est des villages

comme il en est des hommes.

La mort finit par les surprendre.

 

C’est parfois l’avalanche qui quitte sa draye,

la rivière qui déborde,

le feu qui court de toit de chaume en toit de chaume.

 

C’est parfois les saisons qui tourmentent la terre,

la force de creuser qui manque,

le sillon réfractaire aux semailles.

 

Ou bien c’est un savoir, un dicton perdu :

Par où c’est passé il faut que ça revienne.

L’oubli ensevelit ceux qui ont oublié.

 

Ou c’est le peu qui fait défaut,

des bras arrachés par une guerre,

le poids d’un corps absent, les sabots vides.

 

Ou encore un lit trop grand,

les moïses d’antan devenus inutiles,

une table trop longue entre deux bancs.

 

Ce sont d’impossibles fiançailles,

le goût amer du sang qui fige,

le cercle qui décroît de vivre.

 

Ce sont les gestes qui se noient,

les habitudes consanguines,

la répétition des douleurs.

 

C’est la promesse de l’ailleurs,

la charpente rongée,

l’abandon et la ruine.

 

C’est un pan de montagne

qui souffle une maison,

un panier d’œufs écrasé.

 

 

Ou bien un nuage,

un nuage,

un nuage,

 

la brûlure des prairies,

le lait qui tourne dans les mamelles,

les champignons, les champignons.

 

C’est un clocher dont le tocsin

est étouffé au fond d’un lac,

et c’est un premier meurtre.

 

Il en est des villages

comme il en est des hommes.

Destructions et naissances.

 

Guerres géologiques.

Longues erres des morts inscrits dans les calcaires,

gneiss des agonies, cristaux. Matière.

 

Mais nous sommes ici les tardifs,

nous avons appris à bâtir

sur nos propres vestiges.

 

Nous avons appris à lire

sous le limon les noms effacés

de nos cités enfouies

 

comme on apprend à lire

les âges de la terre,

demeures sur demeures.

 

Un volcan nous saisit

dans le sommeil, referme

sa gangue sur une étreinte.

 

 

Ou c’est un glacier qui

vient vomir le marcheur inconnu

que nul ne réclama.

 

 

 

On n’a jamais vu dans les moraines

le trône d’un roi, les bijoux d’une reine,

ni la pierre d’un prophète.

 

Ni vu la langue bleue tranchée par l’abîme

recracher un palais, une église,

une fresque perdue sous la chaux du silence.

 

Érosion, lents frottements

lentes noces du ciel humiliant

la terre qui s’est dressée.

 

Ainsi l’ordre des choses,

le monde sans nous,

ce qui s’élève et puis s’effondre.

 

Ainsi les grandes fougères,

et la houille et le plomb et l’argent,

et l’empreinte de nos mains.

 

Ainsi la danse d’un soleil noir,

les doigts qui ne tourneront plus

les pages de schistes.

 

 

Comme ainsi nos livres

et le gouffre et la perte. A quoi bon,

et ni bon, ni mauvais. Ainsi.

 

Mais nous sommes ici les tardifs.

Il en est des villages

comme il en est de nous.

 

Nous avons appris l’art des guerres sournoises.

Villages assassinés

sous les racines de mélèzes.

 

Nous sommes devenus ouvriers de la mort.

Ce qui ne tombe pas nous le précipitons

dans les ravins de l’amnésie

 

 

liber

 

pour Ghislaine Lejard

 

sous l’écorce

le premier livre

 

sous la peau du livre

le premier poème

 

écrits de résine

de colle et de vent

 

avec l’encre du temps

sur les rides des jours

 

 

l’oiseau est

le plumier du ciel

 

il nous faut deux mains

pour la pluie et la soif

 

il nous faut deux mains

pour guider la charrue

 

il nous faut deux mains

pour tenir le livre

 

pour tenir un visage

 

 

michaël glück, le 9 janvier 2019