Alain Wexler, La tentation, Les écrits du Nord, éditions Henry, Montreuil sur mer, 2018.

Quel passionnant livre d’Alain Wexler que ce dernier qui ouvre une voie bien nouvelle dans la poésie aux antipodes de la poésie orale. Elle se veut poésie du savoir et de la recherche, poésie de la référence, exégétique des mots et/ou des choses. La recherche de sens et de non sens se fait tous azimut, vers le bas, vers le haut, vers les côtés, en avant et devant, dans l’intérieur même des choses, ou des mots, dans les confins de pensée, et dans les confins des sons, bref c’est un labeur, l’ai-je entendu le soupirer, que de viser ou de haler dans tous les sens.

Les mots et les choses écrivait Perec, Oulipo n’est pas bien loin, il est vrai avec la volonté de faire le plein de pensée et de perceptions autour d’un même objet pour ne pas dire concept ou bouquet de sèmes. Tout étant pris dans une polysémie de la langue dans sa structure aussi bien charnelle que théorique. Il s’agit pour Alain Wexler d’organiser la rencontre entre le mot, la chose et le gigantesque réservoir d’images et de coïncidences, de hasards. Cela produit un ensemble multiforme qui se développe sous un seul terme (la terre, l’oiseau, les amants, la lime, mais aussi le train de nuit par exemple). La préface de Louis Dubost est remarquable d’intelligence et de compréhension de la démarche de l’auteur. Louis Dubost évoque une combinatoire jubilatoire. C’est exactement le sentiment que peut laisser ce livre qui offre peu à peu une forme de lucidité des mots, biens banals, venus des choses, tout aussi banales. C’est une œuvre de poésie des fondements que nous propose Alain Wexler, que d’aller fouiller opiniâtrement dans ce fouillis que font monde et langue dans notre vie et d’en extraire une sorte de condensé pur, un calcul granité, pourrait-il écrire.

Ainsi pour donner goût : Les toits / Les toits se couvrent d’ongles./Faits d’ongles, non. Les ongles/font le toit comme un oiseau/son nid, tressé de brindilles. On perçoit bien ici le mélange des images et des évocations, ongles couvrent comme tuiles qui font toit aux doigts, le toit étant un nid d’ongles, bref, laissons le texte dire lui-même avec ses usages de sons le merveilleux travail du poète.

Georges Chich

Odile Nguyen-Schoendorff, Une année sans Martin, Éclipses, Jacques André éditeur, 2018.

Bien énigmatique cette Année sans Martin. Martin c’est Martin Heidegger que l’auteure agrégée de philosophie n’a choisi d’abandonner dans des tiroirs qu’après que la polémique récente ait installé le fait que le philosophe allemand avait sciemment adopté le nazisme. Se libérer de Martin, ce serait aussi se dégager des démons familiers qu’Odile Nguyen-Schoendorff a décidé d’étaler sous les yeux du lecteur : les souvenirs lancinants, les cauchemars, mais aussi les rêves qui tournent dans sa tête comme des farandoles mélancoliques.

Ce recueil de textes est une somme des expériences de vie qu’Odile Nguyen-Schoendorff a voulu mettre en poésie tout au long du temps, L’écriture c’est passer outre son passé/thaumaturgie du scarabée.

Cette poésie est comme un vin trop fort qu’il faut boire lentement malgré l’amertume et l’acidité.

Odile Nguyen-Schoendorff ne cherche pas à épargner le lecteur peut-être parce qu’il s’agit de tenir à distance le cercle menaçant des figures qui la hantent.

Elle a d’ailleurs choisi de joindre à ses poèmes des reproductions de son frère Max, qui a semble-t-il occupé une part importante de son espace mental. Dans ces tableaux il y a du Bosch surréalisé sans les dictons et la morale, brut de reliefs oniriques faits de fragments accolés, enlacés, pressés, bouffant d’un chromatisme flamboyant.

Chez elle l’intérieur est plus sombre et si elle ne parvient pas à se débarrasser totalement des images bouleversantes qui peuplent sa pensée, elle semble avancer plus tranquillement vers une introspection plus lucide et sans égards. Le classicisme des formes marque une base dans les œuvres de la poète et du peintre. Odile Nguyen-Schoendorff, elle, à des réminiscence de poèmes qui ont bercé ses solitudes. Elle joue d’ailleurs avec les vers sans jamais perdre le fil de ses dépits, attirée par les facéties des sons et par l’épaisseur des mots qui l’habitent. Elle chantonne un peu comme ferait une enfant délaissée.

Premier mai

Je n’ai rien dit du malheur/Aux yeux prune/Des arbres roux et roses/Pleurant froides leurs fleurs//Je n’ai rien dit/Des villes dépressives/De la voix enrouée/Des chants/Lourds d’avenir//Je n’ai rien dit de ceux/Qui ne renoncent pas

Merci à Jacques André d’avoir publié ce livre très agréable à regarder, avec une belle qualité des reproductions.

Georges Chich

Jean-Pierre Chambon, L’écorce terrestre, Le castor Astral, février 2018. Dessin de couverture de Jean-Frédéric Coviaux.

Dans son dernier recueil, l’écorce terrestre, Jean-Pierre Chambon nous donne une perception de son monde poétique. Le recueil est divisé en huit chapitres qui vont du vers libre à la prose poétique. Il nous ouvre les portes de son imaginaire avec une langue d’une fluidité qui donne une tonalité spirituelle à sa poésie.

 

Qu’y a-t-il au-delà et en deçà de l’écorce terrestre ? Comment pouvons-nous percevoir le monde avec les limites et les failles de notre corps humain ?

 

C’est par une sensation physique que Jean-Pierre Chambon nous fait sentir autant que voir. La vision est alimentée de reflets de lumière aussi aveuglante que des miroirs reflétant des états intérieurs

 

Comme dans la divine comédie de Dante, l’enfer s’enfonce sous l’écorce terrestre. L’enfer pour Jean-Pierre est la lumière aveuglante parfois angoissante, vaguement inquiétante : Méduse phosphorescente comme frisson gélifié, hologramme de l’effroi.

 

Le recueil foisonne d’images dans un même mouvement d’interpénétration. L’univers des tournesols est le miroir actif des métamorphoses silencieuses et secrètes qui s’insinuent à l’intérieur et à l’extérieur dans les fluctuations invisibles de la matière.

 

C’est par la poésie que le voyage introspectif sonde les voies et les issues possibles. Dans le paysage dévasté de L’écorce terrestre  l’œil photographe ne croise que des ombres dont ne subsistent que des traces fantomatiques, des taches aveugles.

 

Quel que soit l’univers que le poète approche : la lumière, la cendre, l’écume, la méduse, les tournesols, l’écorce terrestre et la poussière, le silence, et quelle que soit la forme que prend le poème, le regard est au centre qui suscite le questionnement : Je vois, je vois. Qu’est-ce que tu vois ?

 

Qu’est-ce que

          Voir encore

          Quand toutes les choses

Ont été dépouillées

De leur vêtement

de lumière…

 

 

Parfois le contexte est voilé, tourbillonnant, phosphorescent. La matière poétique est celle des nuages, de contours flous, fluctuants en fonction des mouvements de la lumière et de l’eau, des tourbillons de lucioles ou de grains de sable, de cristaux et de sel. Mais aussi du grain de silence. Et l’on assiste avec émerveillement à un enchâssement de questions toujours renouvelées.

 

Pour chaque repère perdu, dans l’angoisse d’un univers gagné par l’effacement et la déliquescence, dont les formes peuvent changer jusqu’au vertige, demeure un mystère préservé, une autre clarté qu’a su préserver le poème, au-delà du perceptible :

 

je secoue une

          branche

          dans                      l’invisible

 

 

          à travers les fibres de l’air

          les scintillements du rien

 

 

          dans le bois brisé

          tressaillent les feuilles à venir.             

 

Ce n’est pas sans affronter la douleur, ni la solitude à laquelle est confronté tout poète pour traduire ce monde sous l’écorce terrestre

 

Michel Bret

Texte de Pascal Riou

LE GRAND HÊTRE

 

Le hêtre qui t’a vu grandir, aimer,

t’avancer pas à pas dans l’âge et la parole

et lancer tes fils puis leurs enfants après

dans la vie prodigue et les lointains aimés,

ce grand hêtre que tu sais plus vaste que l’enfance,

voici ses hautes branches, ce matin,

éclairées comme jamais tu ne les avais vues,

toi qui vas quitter ta maison de toujours

et laisser ce grand arbre à d’autres mains

dont tu ne sais le soin, le regard ni la hache.

 

Éclairées par le matin, elles montent dans la lumière

comme on voit en montagne

les sommets tout frangés de clarté

tandis que l’on marche dans l’ombre des vallées.

 

Elles montent, mains de l’orant que touche le vent,

montent dans le ciel, échancrées de bleu céleste,

ajourées tendrement pour que l’air vif parvienne

jusqu’au fouillis ombreux—, ainsi parfois,

la caresse du bien aimée au ventre de l’amante,

respiration paisible et terre croisant le ciel.

 

*

 

Ô mon arbre de gloire, toi mon souffle paisible,

sois leçon pour ma vie, apprends lui à danser

toi mon enraciné.

 

Qu’elle soit ombre fraîche et puis secret d’aimer,

qu’elle s’offre tant qu’elle peut à la toute lumière,

au passant démuni comme à l’enfant meurtri,

aux murmures du temps

qui va, de patience en élan et des rameaux glacés

à la splendeur d’octobre comme aux douceurs de mai.

 

Nous sommes hôtes mon arbre, toi et moi

et tous mêmes qui l’ignorent, de la terre et du ciel,

du Souffle qui les créa un jour d’éternité.

 

Puisse l’enfant venir et jouer sous tes branches,

qu’il reçoive ainsi la force de ton tronc,

la nuit de tes racines et l’incroyable amour

en qui nous nous tenons.

 

Sois ma confiance, grand hêtre de gloire,

enseigne-moi toujours les mots de l’espérance:

et dis à ma douleur: «La paix soit avec toi

 

Pascal Riou

 

Publié dans la Revue Conférence  N° 42, Printemps 2016

textes de Chloé Landriot

La montagne

 

La montagne

Autour

La nuit

 

Je la sais encore et je la désire

Je m’en souviens

Elle échappe

Elle se dresse inaccessible aux mots

Elle est

Je ne peux la saisir à présent

Pas plus que quand je la voyais

 

Voir la montagne

Dit le sage

Ne plus voir la montagne

 

Et pourtant

A présent que je ne la vois plus

Que je sais que pas un mot n’en saurait saisir l’apparence ni la réalité

Dans ce vide éblouissant :

La montagne

 

La montagne et son avance sur la nuit

Quand sur le chemin l’ombre fraîche vous glace

Et gagne plus puissante qu’une marée – vague d’ombre montante

Ô force de la terre –

La montagne et la part de festin qu’elle accorde à la nuit

 

La montagne et son relais tendu au jour

Quand les roses du ciel trouvent réponses dans la roche

Quand l’or chantant de ses sommets

Eteint tout doucement la frêle lueur des lampes

Quand tout le bleu s’épand

Plus infini de se heurter à elle

Qui réduit et cisèle

L’horizon

 

Ne plus voir la montagne

Dit le sage

Revoir la montagne.

*******

 

Quand tu dessines un arbre

Tu dois tout savoir de son histoire

(Même quand c’est un arbre qui n’existe pas)

 

Tu dois écouter l’arbre

Les traces que la soif a cachées sous l’écorce

Les vides

Les nœuds

Les cassures

Les tout petits matins de réponse au ciel blanc

  • Son dialogue avec le ciel –

Les nervures de ses feuilles, leur tendre déploiement

Les renflements du tronc

Les endroits plus épais

Les creux

Les denses

Cela s’entend sous le crayon

Il suffit d’écouter

Et de ne pas trahir

 

Quand tu dessines un arbre

(Même quand c’est un arbre qui n’existe pas)

Tu dois le recueillir

Tout en te souvenant que c’est lui qui t’honore

S’il t’offre sa présence.

*******

 

Je vais chercher en moi le lieu dense et sauvage

Qu’aucun assaut ne désunit

Cet endroit sans défaite

Sans victoire

Où veillent en silence

Comme des papillons

D’étranges gestes qui savent

Faire entorse au destin

 

Héya !

Tout brûle en moi de ce feu de forêt

Tout brûle

S’éclaire aux torches du désir et de la mort

 

Héya !

Nul ne me reconnaîtra plus

Peut-être

Et peut-être personne

Ne relaiera l’écho de mon long cri de cendres

Et de lumière

 

Mais je me tiendrai là

Accueillant la merveille

 

Vie et mort

Dans une seule main.