Anna Ayanoglou, Le fil des traversées, Gallimard, 2019.

  Ce premier recueil d’Anna Ayanoglou  a reçu le prix Révélation Poésie. Née en 1985,française aux origines complexes, la Vendée par sa mère, la Grèce orientale par son père ; études de russe, puis quelques années dans les pays baltes. Réside à Bruxelles, enseigne le français, anime une émission sur la poésie sur Radio Panik.

  Je découvre ce recueil au moment de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, or les frontières baltes sont limitrophes de la Russie, de la Biélorussie, de la Pologne. Le danger d’annexion par la Russie de Poutine pèse lourd. Lituanie, Lettonie, Estonie se souviennent qu’elles ont été soviétiques pendant 50 ans, n’accédant qu’en 1991 à l’indépendance. Je lis le recueil avec cet arrière-plan historique et émotionnel.

  Certes, AnnaAyanoglou  n’aborde pas de front cette histoire, mais son expérience du monde balte en est imprégnée. La marque de l’occupation soviétique émerge dans certains poèmes. Ainsi de L’ennemi familier, à l’occasion d’une fête, la langue russe réapparaît ; ainsi du Faubourg nu :

    un bloc de béton noir / puant la ligne stalinienne/ baignait dans sa menace suspendue

  Le fil des traversées, un titre émouvant, j’allais dire fragile, fil d’Ariane de la jeune femme dans un univers qui l’accueille et l’étonne. Les notations sur les différences culturelles entre son pays, la France , et la Lituanie ou la Lettonie, à petites touches, dénotent son affection pour les gens :

    Le sourire, dents en moins, du vendeur de patates/ ce qu’il y a dedans d’humanité ou de défi / – aux halles de Vilnius, si chacun te ravit/ c’est que chacun porte son âme à l’extérieur.

   La construction de l’ouvrage, claire, aérée, nous dépeint une découverte, des sensations, tant extérieures qu’intérieures. Appel, le prologue, enclenche une dynamique du départ, une faim d’aventure :

     et je veux voir, devenir l’étrangère

     et être toute à l’étranger

     jamais je ne construirai

    là où je me suis assemblée

 Nous suivrons la traversée sur 3 parties, Un refuge infini,

Le temps renversé, Ici est mort.

 Un refuge infini dépeint une déambulation, un certain nomadisme avec une alternance de rudesse, de douceur, de beauté :

    La ville se tisse – jamais

    elle ne te sera maternelle

     jamais elle ne sera définitive

 Surprise de certains contrastes, voir le poème Saut :

     Dans l’arche, l’icône de la Vierge

     Règne d’or sur le noir de l’oubli

        (…)

     jusqu’aux tours soviétiques au bout de la trouée

  Dans le poème Les possibles :

       Entre espoirs et toquades

       tu savoures, dans l’avant, l’intensité

       du lieu inéprouvé.

Vers le solstice  rend fortement une ambiance :

  ce temps gagné sur tout et sur l’ennui surtout, tu découvrais   

les guitaristes, dans cette étrange Lituanie les hommes beaux     

étaient comme les fleurs, ils s‘ouvraient le printemps calé

    En 2ème partie Le temps renversé  chamboule la traversée  par des amours qui font imploser le voyage . Omniprésence du désir sous le regard curieux des habitants, persuadés que l’amour était la raison de l’exil de la jeune femme. Celle-ci ne peut échapper à la force du désir qui modifie le temps et les repères :

    puis l’allégresse est au combat, et ils sont beaux

      (…)

   et  quand ils rient les Estoniens, la nuit, tu entrevois les

                                                      (les paysages

  que le jour leur retenue voile

  Le poème Un amour simple introduit une surprise, il s’agit de la ferveur avec laquelle 5000 jeunes hommes chantent l’hymne national, l’amour de la patrie c’est vraiment l’amour d’une mère, loin de la goguenardise des Français ou des Belges.

  Le texte terminal de cette 2ème partie, Le temps renversé, chante à nouveau la beauté des hommes baltes :

   Il se tait – au croisement des halos

   Son regard, ce soleil insensé

   et le silence reprend son étrangeté.

   Nous terminons avec Ici est mort, la 3ème partie, sorte de chute dans le réel, comme une Impasse, Il faut partir – rentrer, la narratrice est écartelée, elle n’est plus de là-bas, et pour autant pas d’ici.

     A chaque inspiration tu frôles le goût du bois –

    laisse durer, ne rentre pas encore

     regagner la maison, c’est retrouver l’exil.

  Poème Le détachement :

   Et bientôt je retournerai au premier ailleurs

   au seuil de ma patrie

    terre de transit, dépourvue de tragique

    où il n’y a plus de citoyens –

     juste des passagers, juste des installés

      Et l’ultime poème Le fil des traversées :

          Simplement que je dois prendre place dans le bus qui s’en va

          (…)

       que le bus, celui-là, trouvera mon chemin.

  En guise de conclusion,Anna Ayanoglou  parle de Fille-frontière, cette métaphore condense le trajet sinueux de la voyageuse, revient-on de plusieurs années dans un monde étranger ?

Quelle patrie nous attend ? La frontière est ce fil  aux découvertes fondatrices. Fil géographique autant qu’historique, à savoir effacé, rafistolé, jamais tranquille ; une mémoire alourdie par les invasions sans pitié. 

  En 2022, chez Gallimard, paraît le deuxième recueil d’Anna Ayanoglou, Sensations du combat.

                                                      Geneviève Vidal