Ce premier recueil d’Anna Ayanoglou a reçu le prix Révélation Poésie. Née en 1985,française aux origines complexes, la Vendée par sa mère, la Grèce orientale par son père ; études de russe, puis quelques années dans les pays baltes. Réside à Bruxelles, enseigne le français, anime une émission sur la poésie sur Radio Panik.
Je découvre ce recueil au moment de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, or les frontières baltes sont limitrophes de la Russie, de la Biélorussie, de la Pologne. Le danger d’annexion par la Russie de Poutine pèse lourd. Lituanie, Lettonie, Estonie se souviennent qu’elles ont été soviétiques pendant 50 ans, n’accédant qu’en 1991 à l’indépendance. Je lis le recueil avec cet arrière-plan historique et émotionnel.
Certes, AnnaAyanoglou n’aborde pas de front cette histoire, mais son expérience du monde balte en est imprégnée. La marque de l’occupation soviétique émerge dans certains poèmes. Ainsi de L’ennemi familier, à l’occasion d’une fête, la langue russe réapparaît ; ainsi du Faubourg nu :
un bloc de béton noir / puant la ligne stalinienne/ baignait dans sa menace suspendue
Le fil des traversées, un titre émouvant, j’allais dire fragile, fil d’Ariane de la jeune femme dans un univers qui l’accueille et l’étonne. Les notations sur les différences culturelles entre son pays, la France , et la Lituanie ou la Lettonie, à petites touches, dénotent son affection pour les gens :
Le sourire, dents en moins, du vendeur de patates/ ce qu’il y a dedans d’humanité ou de défi / – aux halles de Vilnius, si chacun te ravit/ c’est que chacun porte son âme à l’extérieur.
La construction de l’ouvrage, claire, aérée, nous dépeint une découverte, des sensations, tant extérieures qu’intérieures. Appel, le prologue, enclenche une dynamique du départ, une faim d’aventure :
et je veux voir, devenir l’étrangère
et être toute à l’étranger
jamais je ne construirai
là où je me suis assemblée
Nous suivrons la traversée sur 3 parties, Un refuge infini,
Le temps renversé, Ici est mort.
Un refuge infini dépeint une déambulation, un certain nomadisme avec une alternance de rudesse, de douceur, de beauté :
La ville se tisse – jamais
elle ne te sera maternelle
jamais elle ne sera définitive
Surprise de certains contrastes, voir le poème Saut :
Dans l’arche, l’icône de la Vierge
Règne d’or sur le noir de l’oubli
(…)
jusqu’aux tours soviétiques au bout de la trouée
Dans le poème Les possibles :
Entre espoirs et toquades
tu savoures, dans l’avant, l’intensité
du lieu inéprouvé.
Vers le solstice rend fortement une ambiance :
ce temps gagné sur tout et sur l’ennui surtout, tu découvrais
les guitaristes, dans cette étrange Lituanie les hommes beaux
étaient comme les fleurs, ils s‘ouvraient le printemps calé
En 2ème partie Le temps renversé chamboule la traversée par des amours qui font imploser le voyage . Omniprésence du désir sous le regard curieux des habitants, persuadés que l’amour était la raison de l’exil de la jeune femme. Celle-ci ne peut échapper à la force du désir qui modifie le temps et les repères :
puis l’allégresse est au combat, et ils sont beaux
(…)
et quand ils rient les Estoniens, la nuit, tu entrevois les
(les paysages
que le jour leur retenue voile
Le poème Un amour simple introduit une surprise, il s’agit de la ferveur avec laquelle 5000 jeunes hommes chantent l’hymne national, l’amour de la patrie c’est vraiment l’amour d’une mère, loin de la goguenardise des Français ou des Belges.
Le texte terminal de cette 2ème partie, Le temps renversé, chante à nouveau la beauté des hommes baltes :
Il se tait – au croisement des halos
Son regard, ce soleil insensé
et le silence reprend son étrangeté.
Nous terminons avec Ici est mort, la 3ème partie, sorte de chute dans le réel, comme une Impasse, Il faut partir – rentrer, la narratrice est écartelée, elle n’est plus de là-bas, et pour autant pas d’ici.
A chaque inspiration tu frôles le goût du bois –
laisse durer, ne rentre pas encore
regagner la maison, c’est retrouver l’exil.
Poème Le détachement :
Et bientôt je retournerai au premier ailleurs
au seuil de ma patrie
terre de transit, dépourvue de tragique
où il n’y a plus de citoyens –
juste des passagers, juste des installés
Et l’ultime poème Le fil des traversées :
Simplement que je dois prendre place dans le bus qui s’en va
(…)
que le bus, celui-là, trouvera mon chemin.
En guise de conclusion,Anna Ayanoglou parle de Fille-frontière, cette métaphore condense le trajet sinueux de la voyageuse, revient-on de plusieurs années dans un monde étranger ?
Quelle patrie nous attend ? La frontière est ce fil aux découvertes fondatrices. Fil géographique autant qu’historique, à savoir effacé, rafistolé, jamais tranquille ; une mémoire alourdie par les invasions sans pitié.
En 2022, chez Gallimard, paraît le deuxième recueil d’Anna Ayanoglou, Sensations du combat.
Geneviève Vidal