L’auteur, né en 1973, poète suisse, professeur à l’université de Lausanne ; le titre de son recueil m’a attirée ; comment le poète traite-t-il d’un sujet pareil, l’Europe ? Comment cet ancien continent, en pleine ébullition à notre époque, prend-il de nouveaux aspects dans la mouvance de l’écriture poétique ? L’objet est à la fois géographique, historique, politique. Avec humour, clin d’œil mythologique, allusion à la belle princesse Europe séduite par Zeus transformé en taureau blanc.
Le texte du recueil est foisonnant, parfois il sème le lecteur ; originalité dans la construction et ses contenus ; moi qui me sens très européenne, je découvre de tout nouveaux points de vue, qu’elle est belle l’Europe, et fragile aussi, bouillonnante et exsangue …
En préambule, l’auteur pointe une tendance à l’autodestruction des peuples d’Europe « ne sachant plus exactement de quel temps nous provenons si ce n’est de cet entre-deux-guerres » (p12)
1ère partie : Prose Baby, texte sur la naissance de l’Europe, chaque texte lui parle en la tutoyant avec cette formule : « tu avances … » ; il s’agit d’une mise au monde cosmique « les nourrissons reconnaissent l’appel et nous saluent, même si nous avons oublié l’ancienne prière » (p 22) Cette partie se termine par l’allusion aux guerres du XXe siècle.
2ème partie : Puis vint la destruction de Paris. « Nous sommes pris dans la prose d’un abri » (p 29) Répétition de la phrase : « Quelque chose nous a trahis » et de « je promets de l’air », seuls les poèmes sont aptes à réaliser cette promesse, c’est une des clefs de cet ouvrage.
Cette partie se termine par une visite d’un musée de Vienne, – salle des Bruegel -, la capitale de la Mitteleuropa, flamboyante rencontre de peuples, fertile en œuvres d’art, avant l’horreur des 2 guerres mondiales. Vienne : « c’est notre chambre conjugale au milieu du continent » (p38)
3ème partie : Le X de la salle X qui enchaîne avec la référence à Vienne et ses musées, « nous voici au centre du continent …le lieu révèle le X de la salle X, là où les existences se croisent et se décroisent » (p 43), 4 textes de cette partie commencent par la même phrase « nous voici au centre du continent» et tant de vies broyées, comme crucifiées (le X de la croix) Le dernier texte apporte lumière de la survie, « nous nous aimons avant de fermer les yeux et de courir encore dans quelques poèmes ramifiés » (p 51)
4ème partie : Ma chambre au Belvédère ce sont des textes amoureux pour la Vienne qui fut austro-hongroise et son imposant palais-musée du Belvédère contenant de sublimes tableaux de Klimt ; « rousse dort accrochée au mur, façon XIXe siècle…tu es apparue… dans cette Vienne d’éblouissement » (p 55)
En tout, 11 poèmes chantent un hymne à la Vienne impériale, avec un érotisme débridé, sous l’œil sceptique de Freud.
Équivalence donc entre la capitale et la femme désirée, avec l’entrée dans la décadence, Éros devenant pornographie, et Vienne lieu de prostitution, « des hommes-fleurs dévorant des femmes fauves » (p 61) Si bien que la prose finit par éliminer la poésie.
5ème partie : Dans le labyrinthe du continent dont il s’agit de se délivrer, 15 textes suggèrent la souillure, les horreurs du Nazisme. La Ville d’Europe est maintenant New York, Europe « est le nom qui surmonte la grandeur » (p 77), mais New York aussi s’est faite sur génocide et esclavage.
6ème partie : Viva popula « rentre chez toi quand ils paradent sur le boulevard » (p 82), description de la décadence de l’Europe, vouée à la médiocrité, à un populisme réducteur, « des poètes purs à la purge du patrimoine » (p 87)
7ème partie : Rose Robot, 11 textes sur les 12, sont introduits par « dernière chambre », le mot chambre dans tout le recueil, désigne l’Europe.
Nous voici à la phase terminale du livre, qui justement montre l’effondrement, un processus à bout de souffle, la fin de l’Europe peut-être. Le robot parle de la mort de l’humanisme, et aussi de l’incapacité à accompagner les fins de vie.
« Europe est la plaine poésie, … l’appel du continent pris dans la fission et les voix superposées » (p110) L’Europe est au bord de l’implosion, ayant lâché la poésie.
En guise de conclusion, cet ouvrage n’est pas facile, mais nous entraîne par la richesse de ses images et la rigueur de sa construction à une réflexion sur l’Europe. « Habiter le monde en poète » (Hölderlin ), Antonio Rodriguez montre le désastre du retrait de la poésie dans notre continent ; se perdent les chemins de l’hospitalité et d’une entente entre les peuples. La poésie fait lien et communauté, un corps social ouvert à l’autre. Je me souviens de cette phrase d’Yves Bonnefoy : « La poésie est ce qui fait exister l’autre ».
Geneviève Vidal