James Sacré, Figures de solitudes, éd. Tarabuste 2021.

Est-il besoin de présenter  James Sacré ? Né en 1939 en Vendée, enfance paysanne, bien présente dans son œuvre. De 1965 à 2001, universitaire aux États-Unis qu’il visite, en particulier l’Arizona ; grand voyageur donc, France, Italie, Maghreb ; les sites et paysages parcourus irriguent son inspiration. Revenu en France, réside à Montpellier.

Œuvre abondante, il serait trop long d’énumérer tous ses titres. Son premier recueil Cœur élégie rouge (1972) d’emblée reconnu par son lyrisme qui tranche avec le formalisme en vigueur. Associations fréquentes avec des plasticiens. 

Figures de silences (éd. Tarabuste, 2018) lui vaut le prix Kowalski de la ville de Lyon en 2021. On note évidemment la proximité du titre avec Figures de solitudes présenté ici. Les termes figure, silence, solitude, jalonnent l’œuvre de James Sacré, et donnent le ton, simplicité, exigence, formes du langage parfois proches des arts plastiques.

A l’évidence, le recueil Figures de solitudes (150 pages)se déploie dans la trilogie figure, silence, solitude. Par ailleurs, on peut repérer deux axes, d’une part les paysages et l’enfance, d’autre part l’interrogation du poète sur la poésie. L’implication existentielle établit, me semble-t-il, une proximité avec le lecteur, lui-même se laissant interroger par le registre propre au poème.

Ainsi dans le texte liminaire :

On referme un livre, on quitte un paysage, ça

ressemble

A quand tu termines un poème. On est seul

L’ouvrage est lancé, il alterne description de sites et réflexion sur la poésie ; notons que l’écriture en italique caractérise les réflexions-interrogations sur la poésie.

Nous commençons avec Gestes d’écriture en Toscane,des figures géographiques mises en relation avec les peintres :

Le poème est un églantier, pourquoi ne pas l’affirmer

Comme a fait Sandro Botticelli ?

Puis Traversée dans les Pouilles, écriture graphique de l’auteur avec ce poème Un trait de barque bleue, à Galipoli :

           Un peu après l’une des barques

           Blanche et noire à l’intérieur bleu

           Revient, se rapproche et presque le sentiment

           D’être avec son mouvement sur l’eau

Nous continuons avec Ailleurs en Italie, des maisons effondrées, similitude avec les vieilles maisons Hopi et les ruines des châteaux en terre au Maroc. La vue d’un berger  replonge James Sacré dans son enfance avec une certaine nostalgie.

La partie suivante, Relation de plusieurs solitudes, imprimée en italique, nous conduit dans le registre de l’intériorité,  retour sur soi : qu’est-ce que la poésie ? Que produit-elle? James Sacré relativise le pouvoir du poème, malhabile à restituer le souvenir, la perception, l’émotion. Il éclaire ainsi le titre du recueil :

Relire des poèmes dans un sentiment de leur inachèvement d’une part et d’autre part ressentir qu’ils t’échappaient, autant que tout leur échappait, t’a porté vers ce titre : Figures de solitudes. (…) Solitude comme un synonyme du mot poème.

Une sixième grande partie s’intitule Le plus familier nous abandonne, consacrée aux souvenirs d’enfance, à leurs sensations si présentes. Ainsi de la nourriture de la mère, Poèmes pour les mangers perdus, des merveilles à mon sens tant l’évocation des plats de l’enfance semble faire partie du présent :

Du caillé, cru ou juste un peu cuit

Comme le faisait maman, la matière ainsi légèrement plissée

Et qui bouge dans le petit-lait qui la baigne.

Le souvenir fait remonter celui du lait caillé de Beni Slimane au Maroc, des années après.

Puis Traversée de solitude, deux pages en italique, affirme que les textes sont encore plus éloignés de la réalité que les photos :

Les poèmes comme de très anciennes photos dès que les voilà écrits.

    ( …)

Tant de paysages devenus des amis silencieux dans l’oubli qui les maintient de moins en moins vivants

S’enchaîne ensuite une série de paysages, intitulée TON PAYS DE NULLE PART EST PARTOUT : Andalousie, Maroc, Sud-Ouest des États-Unis. Ma prédilection va au texte Au bord du mot  désert :

            Le désert du cœur : le mot solitude

            Le désert des mots : le silence

Solitude de l’oubli  (en italique) creuse la réflexion sur l’écriture d’une tonalité un peu désespérée :

Les mots d’emblée parlent de la mort, à tout le moins de la solitude.

   Chaque poème creuse un trou de silence / Dans la vie qui le tourmente.

Rencontrer les autres n’efface pas la solitude.

Vient la partie Le silence au-dedans grandit  qui retrouve le parler paysan de l’enfance, une des clefs du style de James Sacré

          A cause qu’al au-z-a dit

         Parole entendue vivante

         Dans les jardins de Cougou

         Peut-être que je déparle

        Dans mon désir d’être tout en n’étant pas

Et l’impossible expression d’amitié

  Je garde dans mon silence / Des mots que je ne sais plus dire.

Voici  Relation continuée des solitudes, poursuite de la réflexion sur l’écriture :

La beauté du monde ne nous abandonne pas. C’est nous qui la quittons, ou ne savons plus la voir.

UN TISSU CONTINUE DE SE DéCHIRER termine le recueil avec SI LES POèMES T’ACCOMPAGNENT :

La mort, le silence et la solitude / Font la trame de notre vie

Dernière phrase du recueil :

A la fin les mots sont peut-être moins l’or du temps que poussières de solitudes traversées.

Pour terminer, un petit retour en arrière dans l’œuvre de James Sacré. Son recueil Ancrits  (éd. Thierry Bouchard, 1983) prend son titre dans le « patois » poitevin, un Ancrit étant un écrit imprimé. Ce sont de courts poèmes rimés racontant l’enfance paysanne dans une langue proche de l’oralité :

Les grandes bottes de mon père avec un peu De paille au fond sourire sale un peu De crasse  (…)

On trouve souvent dans l’écriture de James Sacré un parler paysan pas très à l’aise avec le parler intellectuel, d’où parfois une originalité syntaxique et un vocabulaire peu académique, qui singularisent l’expression.

Quelques mots aussi sur un autre ouvrage de James Sacré, Écrire à côté  (éd. Tarabuste, 2000), des textes donnant l’ambiance de tel café, tel restaurant, à Aix-en-Provence, Paris, Bruxelles, le poète un peu distancié mais humainement sensible aux scènes très simples qui l’inspirent :

Puis Mostafa parle de politique et tout ;

En arabe en français, moi, les habitués du café,

visages ;

L’à côté  du poète, sa solitude, son silence, en rien égocentriques ; le travail du texte, chez James Sacré, prend appui sur l’humilité ; le paysage intérieur additionne les espaces parcourus lors des voyages ; les traces des différentes civilisations ne se combattent pas, elles cohabitent et fusionnent.

James Sacré, un poète à la solitude habitée.

                                                                        Geneviève Vidal

Rapaces de l’ombre  d’Anne Brouan, éditions la rumeur libre, 2020.

Les textes des poèmes sont en prose poétique. L’ombre des rapaces recouvre les désirs d’un autre monde et celui qu’elle dépeint est manifestement maléfique.

Anne nous immerge dans son monde imaginaire pour que l’on porte un regard sur cet univers qui se déshumanise. Elle nous donne cette floraison de mots qui renouvelle notre perception en exposant par un débordement d’images, propre à éveiller l’esprit.

Cela venait de si loin en vagues de douleur

comme des coups de poing dans le cœur

l’angoisse qui étreint les soirs de forte houle

où l’on hisse la grand-voile du vaisseau de mémoire…

Dans le recueil d’Anne Brouan, des peintres apparaissent. Ils sont là comme si elle comparait les imaginaires, celui du peintre à celui du poète comme mêler l’expression poétique au lyrisme de Joan Miro :

Triptyque prophétique et glacé

des noirs miroirs de nos bassesses

Joan Miro

est-ce ainsi que les hommes meurent

une tâche rouge sur la toile pâle de l’angoisse…

Anne va voyageant sans repos par un cheminement qui dévoile de belles choses et les mots défilent avec de tristes apparitions.

Ce cheminement va d’image en image dont chacune est le creuset de sensations, une présence au monde de son propre univers.

Parfois l’ombre s’étend en grappes funambules

jusqu’aux confins de l’esprit et du monde espéré

comme ces pans de brume

accrochés aux sommets des montagnes… 

Evaristo n’a pas eu peur d’exprimer au travers de ses œuvres la condition humaine, la cruauté de la guerre et la beauté de la vie à laquelle ne pouvait s’attacher qu’un message d’espoir

Avec toi Evaristo le regard habite un songe

dans tes toiles griffées d’or et de sang

poèmes profonds de nuit patiente

il y a bien des fois de la mélancolie

et de l’espoir d’un monde meilleur…

ou à propos de Marina Tsvetaieva :

Marina Marina le ciel brûle le ciel hurle

Dans ta nuit glacée ta nuit brûlante ta nuit d’insomnie

Et de rêves défaits entre les draps du jour

Ton âme à pas de géant

Traverse les ténèbres des heures sombres…

Une ouverture sur l’horizon d’Anne ; elle nous fait entrevoir l’emploi de mots pour dire sa peine, comme un regard depuis sa solitude.

A-t-on les mots pour dire suffisamment sa peine

Jusqu’à ce point où l’ange des solitudes

rapatriera le sens de toutes les paroles mortes

dans l’enfer des visions aux cercles innombrables….

Anne Brouan évoque Antonin Artaud :

Il tarde à venir Antonin Artaud ton poème d’éternité

bravant le commencement de cette mort que tu désires

pour entrer dans l’infini de ta nuit d’éternelle agonie

ta solitude nue déchire les murailles de la peur

Lorsque les parois du monde s’effondrent en ton esprit…

La poésie d’Anne vient de cette prépondérance majeure dans son engagement qui développe inlassablement des pensées éveillant le sens, elle déploie un regard attentif et nous permet d’élargir notre propre vision du monde.

Le monde va au chaos

les vents se contredisent

les roues tournent à l’envers

et mon cœur bat à contre temps

de la musique du monde…

La poésie d’Anne Brouan a ce mystère qui est la création d’une autre langue où le mot prend une autre dimension sous sa plume, ainsi qu’une élégance universelle.    

Michel Bret

Christine Durif-Bruckert, Courbet, l’origine d’un monde, éditions invenit, 2021.

L’autrice est venue là, pour faire face à l’origine du monde du peintre Courbet, toile demeurée longtemps à la joie indiscrète de quelques personnes de goût pour finir par être exposée spectaculairement dans un passage central du musée d’Orsay.

Comment raconter ce bout de corps

Épicentre du monde

Qui clôt l’horizon et l’outrepasse.

Christine Durif-Bruckert fait ce chemin d’arriver devant la toile de Courbet et d’y entamer un long voyage, d’abord obnubilée par la fascination de la toison noire au centre du motif, c’est qu’il s’agit de ne pas être happé :

Ça aurait pu commencer par la stupéfaction de l’enfant qui aperçoit fugitivement l’orifice inquiétant de sa mère comme à travers un voile et dont l’idée lui serait restée ancrée, non dans sa réalité mais dans un flou absolu et dérangeant.

Ouvrir le passage.

Il faut bien sortir d’une frontalité aussi abrupte.

La regardeuse s’oblige à des stratégies du regard, qu’il ne faut pas baisser,

Un noir et proéminent mont de Vénus s’empare des lieux

gouverne l’image

parce qu’à cause même du nom que lui a donné le peintre, la représentation de ce sexe risque de faire vaciller la pensée, entraînant dans un tourbillon des sentiments :

Un point fixe dans le chaos

moment cosmogénétique

de l’œuvre .

[…]

 …jusqu’à s’éloigner encore dans l’irreprésentable

la profondeur d’un entêtement au mystère.

Bouche d’ombre

regard dévisageant.

La poète arrivera-t-elle à prendre un peu de recul, à la manière du peintre qui évalue :

Le sexe me regarde encore

me demande de ne pas le lâcher.

Et ça dure

ça pourrait bouger

mais ça ne bouge pas.

Pas encore

comme si le sens pouvait disparaitre

comme un trou dans le savoir

un attachement à l’ignorance

Ou à s’affranchir de cette expérience qu’il s’est agi de faire très scrupuleusement, très soigneusement sans omettre chaque détail dans l’accomplissement de la chair,  Un si petit tableau pour condenser l’œuvre de récits éternels, tenter de comprendre pourquoi cette femme-là n’a pas de tête, pas de visage, décrypter le désir du peintre de ne pas pornographier le corps, de mettre en scène, dans la position du chirurgien ou du gynécologue, à la façon de Flaubert, froidement peut-être, mais probablement aussi avec l’œil du désir et la tendresse de la main qui caresse.

  Un trait

Incise aussi délicate qu’un fil d’air

Dans la largeur de l’infini

Une fente dans l’ordre de la beauté

Transformée par le regard en voyage sensoriel.

Voici venues les ombres de la vérité du sexe féminin, au-dessus le drap est rabattu en corolle comme dans une corbeille où les fruits se dévoilent, Les mots reviennent dans mon regard. / Respiration haletante. / Ils se déposent, délicatement, sur le tour de mes lèvres / bouche entre ’ouverte / ma gorge est chaude /     la soif encore, celle qui regarde, celle qui écrit peut s’être égarée à force d’être entrée dans la contemplation, ça bafouille / le corps ou la langue.

On peut remercier Christine Durif-Bruckert d’avoir eu l’audace et le talent de cette confrontation. Ils ne sont pas nombreux ceux qui la tentent sans perdre le sens ou sans perdre les mots précisément, car c’est une véritable plongée dans le monde de l’origine, et même si de nos jours il n’y a plus de scandale, la difficulté à faire face avec le soleil demeure effective.

L’instant, ailleurs

j’ai dépassé les vertiges

la dureté des falaises

les gémissements du vent dans les fractures du temps

et les plus grands orages

pour cet abîme-là

pour ce corps consumé.

Et remercier l’éditeur aussi pour le soin élégant à présenter œuvre et poème de la meilleure façon.

Georges Chich


 

Présentation de Geneviève Vidal

Jacques Imbert/Fondations

                                               « Ce même rocher

                                             le faire naître

                                               Encore

                                             Dit-il. »

                                                    Jacques Imbert  1

Avant-propos

Ayant eu la chance de connaître Jacques Imbert et de participer à l’aventure de Poésie-Rencontres, je me propose de centrer ma présentation sur les années 79-84. En effet ces cinq années furent riches à deux points de vue, Poésie-Rencontres donc, ainsi que les trois premières publications de Jacques Imbert, dans cette même tranche de temps.

J’intitule mon article « Fondations », je pourrais aussi bien dire « Genèse », sans craindre les connotations mythiques, car Jacques Imbert était tout à la fois homme de silence et de symbole, poète de la maîtrise et du brasier des affects ; il savait équilibrer construction et fragmentation.

Souvent, nous l’entendions citer Alain Bosquet :

                                   « Toute origine est déchirure

                                    et chaque lieu métamorphose »

A l’image de l’aigle, Jacques Imbert aimait prendre de l’altitude ; comme le phénix, il renaissait de ses cendres.

Je fis la connaissance de Jacques en 1979 ; enseignants l’un et l’autre à l’École Normale d’Instituteurs de Lyon, lui en Français, moi-même en Psychopédagogie. Nous pratiquions l’interdisciplinarité, ainsi j’assistai à son cours sur la poésie du 20ème siècle, et ce fut le début  de ma découverte d’auteurs de notre époque, Eugène Guillevic, André Frénaud, Jean Follain, entre autres, qui renouvelaient le texte poétique. Je lus à cette occasion La poésie comme un langage, de Jacques Imbert et Pierre Ceysson, qui donne les clefs de ce nouveau champ langagier, avec, en plus des trois que je viens de nommer, la référence à de nombreux poètes, Yannis Ritsos, Nazim Hikmet, Andrée Chédid, Pablo Neruda, et tant d’autres. Formée à une littérature plus classique, cette immersion dans des écritures contemporaines fut pour moi une révélation.

Première pierre de Poésie-Rencontres

Année 1979, l’association Poésie-Rencontres voit le jour et sa formation mérite d’être exposée. Jacques Imbert enthousiasme un groupe d’instituteurs en « recyclage » (c-d formation permanente) qui découvrent avec jubilation les richesses inventives des poètes du 20ème siècle. Et ce sont eux, les instituteurs, qui demandent à Jacques de déborder leur temps de formation pour mettre en route une véritable aventure collective, et bien sûr j’y suis embarquée. Ainsi, pose de la première pierre de Poésie-Rencontres

Jacques Imbert, nommé président, est entouré par deux autres fondateurs, Pierre Piovésan, directeur d’école à Saint-Symphorien d’Ozon, Pierre Ceysson, professeur de Français à l’École Normale de Lyon ; une sorte de triumvirat donc.

Beaucoup d’enseignants rejoignent l’association ; leur engagement professionnel, -je pense notamment à Pierre et Suzanne Perrin- les met de plain-pied avec l’activité poétique ; il en va à la fois des enjeux de l’enseignement et de ceux du langage poétique. Pas seulement formater les jeunes pour les adapter aux exigences de la vie adulte, mais leur rendre nécessaire le sel de la poésie. Celle-ci ouvre une voie royale à la liberté de penser et de créer. Une forme d’utopie anime le groupe, qui se reconnaît dans Les armes miraculeuses de la poésie proclamées par Aimé Césaire.

Formateur de haut niveau, poète lui-même, Jacques Imbert diffuse les auteurs de l’association  Poésie-Rencontres, prolonge son activité pédagogique tout en promouvant des valeurs citoyennes, la fraternité, le débat démocratique, le lien entre théorie et pratique. De par son écriture poétique, Jacques Imbert se trouve de plain-pied dans la dynamique de Poésie-Rencontres, il lui donne le meilleur.

Tout le devenir de Poésie-Rencontres se trouve dans cette première pierre. La personnalité et les engagements de Jacques Imbert diffusent tant dans le bouillonnement de l’association que dans sa propre création poétique. D’une part la revue, Les Cahiers de Poésie-Rencontres, d’autre part ses publications en tant qu’auteur à part entière : en 1979 La poésie comme un langage (co-écrit avec Pierre Ceysson), puis Les abords du temps (1980), Lagune (1984).Ainsi Jacques Imbert déploie-t-il des aspects complémentaires de sa personne : le goût pour le travail d’équipe et la convivialité d’une part, le retrait et le labeur minutieux du poète d’autre part. Fondateur, oui vraiment.

Charte de Poésie-Rencontres

J’ai en main le premier Cahiers de Poésie-Rencontres, historique (octobre 1979), il rend compte de la naissance de l’association lors des rencontres de Chomérac. On peut y lire, entre autre, des inédits de Pierre Emmanuel, Eugène Guillevic, Jacques Imbert, Paul Vincensini.

 Nous pouvons découvrir dans ce premier numéro la charte concoctée par Pierre Ceysson et Jacques Imbert lors des Journées poétiques de Chomérac (avril 1979) : « A l’issue de ce moment, il y a une association dont l’ambition se veut locale et régionale, et qui a pour objectif de faciliter aussi souvent que possible la rencontre entre les poètes et tous ceux, poètes ou non, qui s’intéressent à la poésie.

Qui a pour objectif aussi de susciter des rapprochements entre la poésie et les autres formes d’expression.

Qui a pour objectif enfin de publier après chaque rencontre des cahiers contenant le texte des interventions, des poèmes inédits, des dessins et des commentaires. » 2

Dans leur simplicité, les objectifs énoncés sont porteurs d’un riche programme, ils affirment le caractère ni académique ni élitiste du projet. La suite en montrera le bien-fondé.

Faire ensemble

Je me souviens d’une véritable ruche d’où fusent les idées et initiatives, d’un atelier qui fabrique de manière totalement artisanale les numéros des Cahiers de Poésie-Rencontres. Les trois pères fondateurs se trouvent au centre d’un tourbillon d’idées et d’initiatives ; leurs personnalités et qualités complémentaires font merveille

A ce propos, les réunions se passent souvent chez Jacques et France Imbert, dans leur accueillante maison de Solaize. Une chaude ambiance, un chaudron où cuisaient moult ingrédients. Mais il faut canaliser et structurer ce débordement. Peu à peu prennent forme les idéaux de notre association et sa singularité ; conformément à la charte, inviter les poètes à lire leurs textes, puis les interroger, enfin leur demander des inédits ; tout ceci est transcrit, imprimé, publié ;  vous avez le processus de fabrication des Cahiers de Poésie-Rencontres. Nous sommes encore à l’ère de Gutenberg, tout se fait manuellement.

Jacques Imbert est le maître d’œuvre, l’initiateur, tel l’aigle, il voit loin. Il attire autour de lui des jeunes, je pense à Jacqueline Merville, Marc Porcu, Manuel Van Thienen, et des poètes de renom tels François Montmaneix, Annie Salager. Il sait s’entourer et répartir les tâches. Nous avons l’honneur d’être parrainés par Eugène Guillevic.

Jacques Imbert, fondateur et rassembleur.

Les rencontres avec les poètes

Comme dit ci-dessus, les rencontres avec les poètes constituent le pilier de l’activité de Poésie-Rencontres (d’où ce « patronyme »). Ainsi la poésie n’est plus seulement livresque, elle s’incarne dans des personnes. Sur ce point, les qualités d’accueil et d’écoute de Jacques Imbert font merveille. Le couple de Jacques et France Imbert reçoit souvent les auteurs dans sa maison de Solaize ; les relations humaines qui se tissent ont des répercussions inappréciables sur les activités de Poésie-Rencontres, tant les rencontres que les Cahiers. Plus généralement, la convivialité est une des images de marque de Poésie-Rencontres souvent arrosée d’excellents crus.

Je me contente d’évoquer quelques-uns de ces auteurs lorsque Jacques était président : Eugène Guillevic, Pierre Emmanuel, Andrée Chédid, Jean Orizet, Dominique Renard, Charles Juliet, Jean Breton, André Doms, Bernard Noël, Béatrice de Jurquet, Tahar Ben Jelloun, Franck Venaille, et tant d’autres …

Précisons qu’au début des années 80, les lectures poétiques sont assez rares, sur ce point, notre association est en avance.

Ces rencontres nous cimentent, avides que nous sommes d’écouter la parole vivante de poètes vivants, une poésie dépoussiérée, plurielle, qui nous touche au cœur.

J’entends encore la voix rauque et malicieuse d’Eugène Guillevic : «  Je suis présent / Et je me permets de vivre / On m’avale/ Et je deviens corps » 3La voix douce et ferme d’Andrée Chédid : « La poésie fait partie de notre être, de nos viscères, de tout ce qui se meut en nous »  4

Nous sommes suspendus au texte, mais aussi au souffle du poète, à sa manière d’être, à sa voix ; au-delà des mots les poèmes transmettent un tempérament, une vision du monde ; c’est cela qui est passionnant.

Créativité tous azimuts

Comme déjà évoqué, un groupe nombreux et animé entoure Jacques Imbert, Pierre Piovésan et Pierre Ceysson,une sorte de «  tribu prophétique aux prunelles ardentes », tel les Bohémiens  en voyage de Baudelaire. L’association forme un vivier propice aux innovations et aux débats : – Que peut la poésie ? – Y a-t-il une écriture féminine ? – Comment rendre la poésie accessible à tous ? – Comment concilier imaginaire et rigueur formelle ? Ces questions donnent lieu à des discussions enflammées, très nourrissantes, nous formons une sorte d’Agora ; parlons d’unité dans la diversité. De jeunes voix tracent leur sillon, Marc Porcu explore la violence sociale et la poésie sarde ; Manuel Van Thienen, la poésie amérindienne ; Jacqueline Merville la banlieue et les défis rencontrés par les femmes

D’ailleurs, ces trois auteurs forment une troupe de théâtre, ils créent et interprètent  Va dire à la ville.

Chaque printemps, lors d’un long week-end ont lieu les Rencontres de Rajat, avec lectures, ateliers, danse, concerts ; des sommets d’intensité. Impossible d’oublier les rencontres avec Bernard Noël, Luc Bérimont, Jean-Louis Depierris, et tant d’autres. Trois jours de partages et de découvertes dans le parc magnifique de Rajat.

Outre Les Cahiers de Poésie-Rencontres, s’impose l’idée d’une petite maison d’édition pour les poètes de l’association. J’ai la chance d’être la première publiée, en 1983, avec Territoire de l’éveil, suivra une longue liste, Il était souvent de Jacqueline Merville, Mémoires de l’exil de Marc Porcu, Brume 47 de Pierre Ceysson, notamment, et plus tard La lune ses divisions de Mohammed El Amraoui, et tant d’autres.

Notons que ces premières publications sont souvent le point de départ pour une carrière littéraire de ces jeunes auteurs. Puis viendra la collection Le Portefaix, de présentation plus modeste, mais avec des textes de qualité, je pense à Rendu au jour de Joël Vernet.

La mise en réseau

Les connexions s’établissent aisément avec d’autres structures vouées à la diffusion de la poésie. Excusez l’énumération : Maison de la Poésie-Rhône-Alpes de Grenoble, Cave littéraire de Villefontaine, Pandora de Vénissieux, Maison de la poésie d’Amay en Belgique, revues Laudes, Verso, Compact à Lyon, et tout ce que j’oublie.

Naturellement, nous avons un stand place Saint-Sulpice au marché de la poésie un week-end chaque mois de juin, haut lieu de rencontres à l’échelle du pays avec des représentations belge (Werner Lambersy) et québécoise (Claudine Bertrand). Sans oublier le marché de la poésie de Rodez, haut en couleur.

Naturellement nombre de poètes invités restent en contact avec nous et se font le relais avec des auteurs et éditeurs de leur connaissance ; André Doms, par exemple, membre actif de la Maison de la poésie d’Amay, laquelle a une maison d’édition, L’arbre à paroles qui publie nombre d’entre nous, dont je fais partie avec Marc Porcu. La Maison de la poésie d’Amay organise des lectures dans ses murs, ouverte aux poètes francophones ; d’où moult liens d’amitié, et un effet boule de neige qui contribue au dynamisme de Poésie-Rencontres.

A Lyon, les universitaires lyonnais Jean-Yves Debreuille et Claude Burgelin nous apportent à l’occasion le concours de leur haute culture.

Les plasticiens

Féru d’arts plastiques, Jacques Imbert fait dès le début appel aux plasticiens. « Ut pictura poesis » « La poésie est comme la peinture » écrivait Horace. La fine fleur des peintres lyonnais coopère avec nous, Walter, Gérard Mathie, Anne Guerrant-Ropars et Jacqueline Merville (également poètes et membres de Poésie-Rencontres ), Fanny Batt, le Drômois Jacques Pouchain, Horacio lo Greco (Argentin d’origine), Salvatore Gurrieri, René Jarros, le plasticien Marc Pessin (Saint-Laurent-du-Pont), Marc Aurelle, l’Espagnole Lopez Lara, et … beaucoup d’autres. Bien entendu, chaque n° de notre revue est illustré par un plasticien.

Par ailleurs, coopération bilatérale, un poème-un tableau, ou bien expositions. Ainsi, l’an 2000, pour les vingt ans de Poésie-Rencontres, la Mapra expose dix-huit binômes texte-tableau. Voici ce qu’écrit Jacques Imbert en regard du tableau de Marc Aurelle : «  Sensible traversé, constitué par l’œuvre. Que la toile organise. En quoi s’éveille et s’use le souvenir. Temps du réel au réel le passage. » 5

Les premiers ouvrages de Jacques Imbert

Comme je l’ai noté dans l’avant-propos, Jacques Imbert mène de front Poésie-Rencontres et son œuvre poétique.

En 1978, Larousse publie ce petit livre didactique écrit avec Pierre Ceysson La poésie comme un langage. Petit mais dense, cet ouvrage vise à aider les enseignants dans la délicate initiation poétique à leurs classes. En avant-propos : « Écrire un poème, lire un poème sont actes, engagements identiques », lisons-nous. En effet les deux co-auteurs présentent des poèmes et donnent des consignes pour les faire lire et travailler par les classes. Le découpage par grands thèmes facilite l’approche et la compréhension : 1- Poésie-incitation, 2- Poésie et réalité, 3-Figures de la poésie, 4- la poésie se définit. Comme déjà dit dans mon Avant-propos, on trouve des textes d’Eugène Guillevic, André Frénaud, Jean Follain, Yannis Ritsos, Nazim Hikmet, Andrée Chédid, Pablo Neruda, et de tant d’autres. Le lecteur est d’emblée en prise avec la variété et l’audace langagières des poètes du vingtième siècle.

Le pragmatisme des conseils donnés aux enseignants doit probablement à l’expérience de formateur de Jacques Imbert et Pierre Ceysson. On pense à l’injonction de Lautréamont : « La poésie sera faite par tous, non par un. » Mais pour Jacques Imbert et Pierre Ceysson., les médiations sont nécessaires ; ils réfutent autant l’élitisme que le spontanéisme débridé.  

Attachons-nous, maintenant, aux deux recueils publiés par Jacques lors des cinq ans de son mandat de président à Poésie-Rencontres, Les abords du temps et Lagune , étape initiale de son œuvre, qui sera suivie de quatre recueils, entre les années1991 et 2003.

Les abords du temps,éd.Saint-Germain-des-Prés, 1980

Non sans émotion, nous, ses amis de Poésie-Rencontres,  attendons la sortie du premier recueil de Jacques Imbert ; nous avons déjà lu et entendu certains de ses textes, nous en connaissons la sobriété, le lyrisme contenu, le ciselage des vers, les thématiques de l’enfance, du deuil, de la fraternité. Mais le recueil constitue un ensemble, il vaut par sa cohérence, par l’unité de ton et de style, et par les figures qu’il s’autorise.

Le titre, Les abords du temps, résonne d’une certaine étrangeté, comme si le Temps représentait un lieu, une bâtisse, un espace clos, autour duquel le promeneur peut circuler, mais peut-être sans y pénétrer. A ce propos, Jacques Imbert nous rappelle un souvenir d’enfance ; à Dieulefit, sa bourgade natale, une interdiction sur un  écriteau près du Temple protestant : « Les abords du Temple sont interdits » pour écarter les jeux bruyants des enfants. Une sorte de calembour transforme « Temple » en « Temps », est-ce à dire que le Temps nous reste inabordable en raison de sa nature et de ses lois (naissance-vie-mort) ? Et ce vers  aussi :

« Les pleurs inachevés sur les grilles du temple »  6

Nous appropriant les poèmes, nous gardons cette impression un peu énigmatique ;  frappés par l’espace, – les grandes marges-,  laissé libre autour et entre les poèmes, un ensemble aéré qui sollicite une lecture attentive et humble, précise aussi, tout en s’en remettant à l’accueil du lecteur.

Des poèmes courts ordonnés en deux parties  Frère de tumulte  et Chemin de la douceur.  Une parole tout à fait nouvelle, même pour ceux qui connaissent bien Jacques Imbert, sa langue poétique a le pouvoir de dissoudre les apparences, elle ouvre un au-delà qui n’est pas désincarné, qui creuse des fissures dans l’être. Nous touchons à un des ressorts du registre poétique, sa capacité à laisser sourdre les émotions les plus fortes et les plus intimes, à les contenir aussi pour les empêcher de nous détruire. Présence aussi de la nature, lien à l’enfance, à la création, au tragique parfois.

         « Le temps d’abord

           Avec des mots assis

          Comme des chiens de garde »    7

La douceur, ainsi de la dernière strophe du recueil :

           « Recomposer l’écorce

                L’enfance du regard

             Pour atteindre l’envol

             Où le cou se repose »   8

Les abords du temps a la fraîcheur des commencements, jointe à une maîtrise du vers, des images, du rythme ; le tout dans une composition quasi-picturale, une succession de tableaux. Se découvrent à nous des fragments du monde intérieur du poète.

Lagune, éd. Saint-Germain-des-Prés, 1984, (avec une encre de Jacques Pouchain)

Le recueil compte soixante-douze poèmes, parfois brefs, dédiés à France et Florence ; concision et dépouillement de cette suite, avec parfois des pointes de flamboyance. En exergue un proverbe baoulé : « C’est sur le rocher que tu danses et tu voudrais que la poussière vole. » 

Lors d’un voyage en Côte d’Ivoire, Jacques et sa famille découvrent l’étendue, – 130 km -, de la lagune Ebrié ; longue et mince, séparée de l’océan par un cordon de sable ; imposant plan d’eau saumâtre qui traverse longitudinalement la ville d’Abidjan. Dépaysement, découverte de l’Afrique noire ; des hommes de l’ethnie Tchaman vivent de la pêche autour de la lagune Ebrié. Ces éléments composites, d’une autre culture, renouvellent l’inspiration de Jacques Imbert Les poèmes mêlent les images du peuple de la lagune dans ses activités quotidiennes et les images mentales du poète, fasciné par l’immensité de cette eau dormante. L’opacité de la lagune, sa couleur sombre semblent évoquer une vie sous-jacente, non loin de la mort qui guette. Lagune, qui peut glisser vers « lacune », habite une rêverie de l’inaccessible, voire de l’incompréhensible.

           « Leurs bras

             Enroulent des mots étrangers,

             Des mots qui proclament la fête

             Et saluent l’évidence.

            Refuser le sommeil,

          Intervenir.

          Pour dire l’inaccessible

          De la lagune

          En sa région d’ivresse. »  9

Il me semble que le noyau du recueil tourne autour d’une ambivalence quasi-métaphysique, la lagune se refuse, amenant au vertige …

       « Le rivage a tremblé de rires sacrilèges,

       Hier, ils sont venus de la mer

      Ne laissant que les pierres

       Où reposait la tête. »  10

Jean Orizet propose cette appréciation : « Il s’agit là d’un poème-vision, d’une quête de soi ».

Ainsi se clôt le recueil :

 « Bientôt sur l’autre rive

 Tu te verras,

 Toi qui approches. »  11

Compagnonnage au long cours

Dans cette présentation, je m’en tiens donc aux années 79-84, celles des débuts de Poésie-Rencontres et des premières publications de Jacques Imbert De fait, en 1984, Jacques Imbert transmet la présidence de Poésie-Rencontres à Pierre Ceysson, en effet, Jacques quitte Solaize et laisse son poste de l’École Normale ; détaché au Ministère de la Culture, il rejoint Lille pour y exercer les fonctions de DRAC. Désormais séparé géographiquement des membres de Poésie-Rencontres, il en reste néanmoins proche, fidèle, dans un compagnonnage au long cours.

Simultanément, grâce aux bases solides posées en ses débuts l’association continue à se déployer en rencontres, publications, expositions ; ainsi nous arrivons au  numéro 55 de la revue, le dernier, en 2010. Jacques Imbert quant à lui, poursuit son œuvre de poète.

Postface

Par ces quelques pages, Jacques Imbert nous est apparu fondateur, passeur, organisateur, travailleur inlassable et créateur.

Une pointe de nostalgie bien sûr, mais compensée par l’émerveillement de ce que peut la poésie auprès de personnes soutenues par des mentors de haut niveau, tel fut Jacques Imbert

En guise de conclusion, me vient cette maxime en latin : « Soli Invicto Comiti » »Au soleil invaincu qui m’accompagne ». Et aussi ce clin d’œil de l’ami Guillevic :

    « Nous fêtons

     Ce maintenant qui s’agrandit » 

Notes

  1. Les abords du temps p.13
  2. Les Cahiers de Poésie-Rencontres n°1 p.1
  3. Les Cahiers de Poésie-Rencontres n°8 p. 71
  4. Les Cahiers de Poésie-Rencontres n° 7 p.18
  5. Des peintres et des poètes p.30
  6. Les abords du temps p.52
  7. Ibid. p.15
  8. Ibid. p 60
  9. Lagune p.49
  10. ibid. p.67
  11. ibid. p.72

Geneviève VIDAL

Poèmes de Jacques Imbert, sélection de Geneviève Vidal.

Jacques Imbert, les abords du temps, collection haut langage, éditions Saint Germain des prés, 1980.

Avec ces pierres

Une à une jetées

Sur le gazon de l’eau

Il parviendrait aujourd’hui

Peut-être

À fixer le cercle

Hésitant

De sa propre existence.     p.11

*

Le temps d’abord

Avec des mots assis

Comme des chiens de garde

Avec ces mêmes mots

Pleins à en craquer

Qui explosent parfois

Dans la douleur des yeux.     p.15

*

Se dire

Soi

Dans le férié des jours

Avec au creux des mains

La peur du rituel.     p. 17

*

Ne rien prendre

Qui ne soit offert

Et tout connaître quand même

Des racines.

Terre exacte.

En réponse

La rigueur de la marche

Avec

Pour les miroirs

Inscrits au pied des arbres

L’hommage du silence.    p. 29

*

Au centre de la plage

La place.

L’herbe arrachée a des marques de dents.

Une façade nue

Que trouent des hirondelles

Élabore le temps.

Sur l‘herbe,

Nettes,

Des marques de dents.

Pour avoir remercié le soir de n’avoir rien à dire

Et tapé du pied quand le vent se leva

Le voyageur est condamné.

Ancienne sentence

Dont personne, ici, ne se souvient.      p. 33

*

L’enfant obèse

Trace dans la poussière

Son carré de théâtre.

Sa place est près des meubles

Loin du bois à rentrer

Qui gonfle sous la pluie.    p. 46

*

Les pleurs inachevés sur les grilles du temple.

Ces deux traits de lumière.

Cette averse brisée.

Les visages grimés dans l’ombre des adieux.

Cette caresse morte.

La rue repousse le domaine,

Invisible rivière.

Dans la pierre éclatée nos doutes sont racines.    p.52

*

Démence de la toile

Là elle vit

Protégée des regards

Offrant aux murs

Le délire de son sexe fardé.

Le corps abandonné

Aux rites des couleurs

Elle attend que survienne

La promesse de l’eau

Où se voir est permis.     p. 53

*

 On dit

Que les fusils affleurent

Sous les chevaux de frise

Que les fouets

Ont raison du silence

Et qu’on n’a pas revu

L’homme

Qui parlait aux clous

Les yeux au bord du vide.     p. 57

*

Pour France

À la pointe du dérisoire

Vivre sans compas

Ni épée

Une main

Posée

Sur le ventre de l’oiseau.

Recomposer l’écorce

L’enfance du regard

Pour atteindre l’envol

Où le cou se repose.     p. 60

*

Jacques Imbert, lagune, collection haut langage, éditions Saint Germain des prés, 1984.

L’eau n’a pas ici

Allure d’horizon.

Une aube la força

Aux berges ordinaires,

A l’inventaire

De fin de saison.

Plus fraternelle en apparence

Que l’océan.

Elle dit ses lointains,

L’ivoire de son chant.     p. 14

*

Les géants sont couchés,

Entre leurs cuisses

Veillent les masques.

Grise la lagune,

Infidèle

Comme eux.       p. 17

*

Soleils aveugles

Que le sol distribue

Au bout de chaînes mortes.

Comme si la poitrine

Pouvait redonner souffle

Et agrandir le jour.      p. 21

*

Sphères, têtes et branches,

Totalité,

Maîtrise.

Dieu d’eau et de verbe

Au royaume des pluies.      p. 22

*

Mes filles de lagune aux hanches fugitives

Je dirai nos étreintes,

Le verbe qui s’essouffle

À s’insurger encore,

Tous mes désirs de fuite.

Au creux de la parole

J’ai bâti un espace

Pour les mots désarmés

Qui flétriront mon nom.      p. 33

Sur le rocher

Où dort la femme au sein percé

Gît la lumière.

Alors s’installe en lui

Un rythme sourd

Qui récuse le sang

Et salue l’affrontement des eaux

Au plus profond

De la lagune.      p. 34

*

Dans cette île au passé de chaînes

Fut accueilli le génie des funérailles.

Aujourd’hui, rire des filles,

Hôtel, piscine.

Assis sur le carré de sable

Que nous avons tracé,

Nous connaissons la peur.      p. 37

*

L’or nocturne,

La loutre

Sur le ventre des femmes.

Tes rêves de piliers,

Tu les confieras

Une autre fois

À la lagune.      p. 45

*

Leurs bras

Enroulent des mots étrangers,

Des mots qui proclament la fête

Et saluent l’évidence.

Refuser le sommeil,

Intervenir.

Pour dire l’inaccessible

De la lagune

En sa région d’ivresse.      p. 49

*

Regarde,

Écoute le dedans,

Cet autre en toi

Qui dissout les contraires.

Nomme-le ton pareil,

Accorde-toi.

Suture tes plaintes,

Elles n’accusent personne

Que toi.

Laisse tes pas

Se perdre

Et vaincre l’apparence.

Jamais la terre

N’est allée seule

Vers la lagune.       p. 71

*

Jacques Imbert, Ce qui au dehors se divise et s’étend, éditions Jacques Brémond, 1991.

Le temps a quitté ses repaires.

Tout est bien près de basculer.

S’étioler.

Regard néon bleui de ronces,

Au cœur

Des yeux d’oiseaux

Parfaits de rectitude,

Le souvenir de soirs

Que le froid a tués.

Le jour s’effondre.

Vous êtes là veilleurs immobiles.

Vos mains s’habillent de bleu,

Vous avez pour le feu

Le respect des cigales.

Vous marchez dans vos têtes gelées,

Chaque pas vous lézarde.

Aux cimes  lointaines

Vous avez dit vos habitudes.

Il faut tenir.

Vous serez forts.

Point d’aube désormais

Dans le fond de vos poches.

La pesanteur efface les lanternes.

Sous chaque pierre

Vit un brouillard aux yeux de rose.      p. 12

*

Tu veux dire douceur

Et tu parles guerrier :

Dure lutte qui sombre

En renoncement

Par peur de l’évidence.

Comme si du rire

Il ne restait que les dents

Et du feu

L’ogive des branches.

Derrière la vitre

Le mur compte ses vaisseaux.

Il ne sait rien

De la blancheur urgente.     p. 17

*

Nomades rouges,

Il leur arrive d’annoncer le deuil

Et de laisser sur leur passage

Des villages hagards.

Consoler leur serait impossible.

Quand s’écarte leur silhouette,

Dans les remous de l’air

Parvient une musique errante.

Alors menace le sommeil

Aux chemins croisés

Des eaux à reconstruire.     p. 27

*

Le puits est son ombre

Autre trou dans le sol

Sans margelle ni couvercle.

Dans le jardin de repos

Passent des hommes

Que des mots sauvent, sans savoir.     p. 33

*

L’oubli guette l’énigme

L’indicible des soirs de feu

Où nous rêvions nos vies

Sous des voûtes[gc1]  de sel.

Dernière acclamation.

Il est tard. S’ouvre la porte

Sur des rues d’ambre noir.

Même les mots s’évadent

De clôture en clôture

De visage en secret.

Rien de changé

En apparence.

Manque ce qui est au-delà

Qui dépouille la fête

Râcle les os jusqu’au silence.

Il faudra que reviennent

Ces heures inachevées

A épeler sans hâte

Comme autant de clartés

Vives dans la neige des corps.

Vivre le farouche

Serait trop s’éloigner.

Mémoire incendiée

De l’initiale.     p. 41

*

Avec le souffle,

Pactiser,

Démêler les approches

Pour retenir l’épure

D’un moment qui s’isole,

Se décrit.

En un jet de mémoire,

Des torses abondants,

Les cous noués,

Le vent des chevelures.

La douleur n’en est pas plus présente

Ni l’envie amoindrie.

Importe l’espace où dresser le dos

Pour deviner des roches

La fin de la rupture.

Se faire jeune et beau,

S’élancer dans ce pays

Qui ne connaît rien de la chute.     p. 45

*

Enflé d’espace

Courir sur la corde du temps.

Se dire jusqu’au délire.

Mots de passe aiguisés par la nuit.

Entre les arbres quel passage ?

Décliner son nom ne change rien.

Se dire soi

Ou entreprendre

La lecture de chaque chose,

Dresser l’inventaire.

Tenter des gestes,

Savoir leur vanité,

Simplement tenter,

C’est d’énergie qu’il est question.

L’exclusion règne.

Insulter le ciel

Son agonie de printemps

Sûr que rien n’apaisera

La douleur

Née d’une faille     p. 48

*

  à J. A

Musique proche, clarté d’ivoire

Élégance de l’ombre

Sur des meubles de verre,

Un regard clair à peine entrevu.

Calmer le souffle

Pour le vide à venir.

De maigres mots

Pour tenter la rencontre

Avec l’autre, le même

Sur la rive opposée.

Pour allier le sens au territoire,

Tailler des sources

À même le corps.

Parfois l’absence derrière les paupières,

L’oubli minuscule

La nuit sans veille

Le trottoir nu, fermé.

Que faire alors de la terre

Qui ne soit ni routine

Ni mensonge ?      p. 51

*

De quel baume être porteur ?

Comment savoir

Pourquoi l’on part ?

Comment ne pas devenir

Cette couleur qui danse ?

Beaucoup appris ?

Oui, vieux poète.

Les tombeaux ne prennent rien

À la terre.     p. 56

*

Sans preuves.

Le savon troue les doigts,

Emporte avec lui

Un carré de lavoir.

Renoncer comme lui,

Et laisser au matin

Tous ses fers au côté.       p. 66

*

Jacques Imbert, Les jours et les autres, éditions Jacques Brémond, 1995.

p.10.

15 décembre 1984

Face aux paysage découvert, aux hommes qui le peuplent, à ceux qui le façonnent, avons-nous jamais un regard neuf ?

En nous, toujours, le souvenir de ce qui fut notre décor quotidien, le fil qui relie et attache.

Dans ce Nord que j’habite depuis quelques mois, je n’ai ni racines ni repères. Pourtant rien ne m’y paraît vraiment étranger sans doute parce que tout ici est possible, le ciel ne renonce jamais, la terre est miroir et sans rien prendre qui ne soit offert vous possédez tout : les peupliers sous le bleu des faïences, la dentelle des terrils, les estaminets, les fêtes, la brique rouge, les carillons, et les poignées de mains, la ligne de fuite des autoroutes, les chemins coutumiers.

16 décembre 1984

De Pierre Dhainaut dans Fragments d’espace et de matin : « Tout le ciel, dense et nuancé du côté de la mer, du côté de la terre constamment mobile, l’horizon n’est plus un obstacle obsédant. Où que l’on tourne les yeux, que l’on avance ou que l’on s’arrête, être et disparaître ne font qu’un : cette lisière, on ne saurait dire ce qui appartient au corps, ce qui appartient à l’espace. Au bord, en permanence, au cœur. »

26 décembre 1984

Pourquoi suis-je à ce point obsédé par le sens ? Est-ce bien réalité, nécessité fondamentale ou quelque obligation formelle que je me serais imposée pour une raison que j’ignore ?  

*

p. 18.

19 mars 1986

Le « Caillou qui bique » : en Belgique tournage avec FR3 pour une émission de Jean-Marie Chotteau dans la maison où vécut Verhaeren.

« Et je tremble et j’exulte à ouïr le mystère / Parler comme quelqu’un qui parlerait sous terre. »

29 mars 1986

« J’écris comme je cours », me dit-il, avant d’ajouter « heureusement que je prends des points de côté. »

30 mars 1986

Vu Jean Brianes au vernissage d’une médiocre exposition. Il me dit avoir des textes à publier. Le titre du recueil est choisi : Impasse de l’Espérance. C’est là que se trouvait à Marseille le café où il rencontrait Gérald Neveu.

Gérald Neveu qui écrivait, avant de se suicider à 39 ans : « le destin était pur qui verrouillait l’espace. »

1er avril 1986

Se détourner, se désencombrer.

2 avril 1986

Pourquoi cette statue du Christ dans un mur du château a-t-elle une main rouge et l’autre bleue ?

*

p. 39

5 décembre 1988

Tenter de faire comprendre qu’il ne sert à rien de vouloir toujours figer le culturel dans le vérifiable.

10 janvier 1989

De Christian da Silva ces vœux : « Pour vous trois plein de miel sur vos tartines en cette année phrygienne où nous fêterons davantage nos pacifismes que nos révolutions intérieures. »

Christian, nos embrassades et nos coups de gueule. Avec sa façon à lui est d’empoigner le public par poème interposé : « Je viens vous voir à coups de syllabes. A vous d’en faire des mots d’aujourd’hui et de demain surtout. »

Avec sa fougue, son goût de l’éveil, sa confiance absolue dans la poésie, la jubilation du dire et du chanter sans attendre « les bénédictions de tous les manchots qui salivent bas »…

Avec, aussi, l’érable qui grandit à côté du fenil, la force de mémoire des objets familiers, le temps avec lequel il faut rompre : « Par le séisme nous revenons / où saigne l’informulable : / cette feuille carnivore qui ne vieillit jamais. » 

Le 12 janvier 1989

Pour la première fois j’ai dû faire face à la démence d’un homme. Avec l’obligation de la contenir. Terrible expérience qui  me laisse anéanti, toutes passerelles rompues, en révolte contre cette part de nuit  qui s’accroche aux épaules.

Me reste le souvenir soulagé et peu fier du départ hésitant vers d’autres tremblements, d’autres épouvantes.

*

p. 47.

27 décembre 1989

Les créateurs sont soumis à de bien étranges pressions. L’effet de l’œuvre devenant plus important que l’œuvre elle-même, certains risques bien d’être tentés de créer que l’on attend d’eux.

La situation n’est pas nouvelle certes. L’art a toujours été peu ou prou lié au pouvoir.

Le premier numéro des Cahiers du renard, revue de l’ANFIAC, le rappelait récemment au travers de deux exemples éclairants.

D’une part, analysé par Daniel Dobbels, l’interminable échange de courrier entre Rodin et Omer Dewavrin le maire de Calais commanditaire des « Bourgeois », l’un pressant l’autre d’en terminer au plus tôt, l’autre souhaitant une œuvre vivante qui se mêle « à l’existence quotidienne de la ville » et réclamant du temps : « C’est un monument colossal, et peu en rapport avec l’idée de rapidité qu’on se fait d’un travail. » L’inauguration aura lieu en juin 1895, onze années après la commande. En août 1894, Omer Dewavrin avait écrit à Rodin : « Je considère le retard de l’inauguration comme déplorable, mais puisque vous ne pouvez pas, nous sommes bien obligés de nous soumettre. »

D’autre part, cet extrait de contrat signé par Joseph Haydn et le prince Esterhazy en 1761 : « Le vice-Kappelmeister sera sous l’obligation de composer toute musique que pourra commander son Altesse Sérénissime, de ne communiquer ses compositions à personne d’autre, ni de permettre qu’elles soient copiées, mais de les conserver à l’usage exclusif de son Altesse (…). En outre, le dit Joseph Haydn sera nourri à la table du personnel. »

*

p. 48

12 janvier 1990

Joë Bousquet dans Papillon de neige : « Espoir : l’artiste grandit en voulant ce que la poésie exige » et sous la plume de René Nelli : « La poésie a toujours été pour Bousquet un exercice nécessaire, vital et angoissant (…) C’est elle qui nous apprend, tant que nous sommes en ce monde, à nous saisir, à l’envers de ce que nous ne sommes pas, dans la réalité de ce qui est. C’est elle qui donne à l’homme l’illusion, ou la certitude, qu’il lui sera possible, à l’heure de sa mort, de se voir passer, les yeux ouverts, de l’autre côté de la vie. »

Par arrêté préfectoral en date du 10 janvier 1990, la chambre de Joë Bousquet est désormais protégée au titre des monuments historiques : « Considérant que la chambre où vécut Joë Bousquet de 1924 jusqu’à sa mort en 1950, où il rédigea son œuvre littéraire, ses correspondances, et où il reçut les plus grands noms de la littérature et de la peinture contemporaines, prolonge la mémoire de l’écrivain et son activité intellectuelle par la permanence de ses dispositions mobilières et immobilières.

Considérant que le maintien de ces dispositions doit être préservé pour conserver à ce lieu de mémoire tout son intérêt. »

15 janvier 1990

Accuser les hommes, leur idéologie d’antan pour refuser des œuvres. Triste débat.

16 janvier 1990

« Si on s’estimait heureux ? » – Samuel Beckett.

*

p. 74

12 octobre 1992

Reçu Inquiétude en sentinelle, recueil posthume de Paul Vincensini, ouvert par une bonne préface de Jean Piétri, un peu maniérée peut-être mais à l’émotion contenue.

J’en extrais cette parabole qui dit tant de choses sur Paul :

« Ils commencent par déposer sur le coup de midi quelques outils bizarres dans un coin de votre cour. Vous ne cherchez pas à savoir car ils vous ont dit en ôtant leurs bérets qu’ils reviendraient les prendre dans un instant. Puis ils viennent la nuit travailler en silence durant quelques heures. Un jour ils repartent avec leurs outils. Vous regardez avec émoi autour de vous : rien n’a changé, tout est absolument semblable. Mais pour le reste de vos jours vous aurez dans un coin du cœur une petite inquiétude en sentinelle. »

14 octobre 1992

Reprendre les pages de ce journal, les reproduire telles quelles en ajoutant simplement les réflexions qu’elles m’inspirent aujourd’hui. Se nourrir explicitement de soi. Se servir de la distance, la combler (?).

15 octobre 1992

Florence est à Aix-en-Provence où elle installe l’appartement que désormais elle va habiter.
Ici ce qui est donné ne se perçoit plus que vaguement. Hier elle m’a dit : Mac Gyver, Macintosh, Mac Donald : la civilisation…

*

p. 78

11 décembre 1992

Il faisait corps avec le risque, le battement, la lumière, tressait l’épure, creusait l’espace de regards. Il était le maître des signes.  J’ai du mal à écrire ici que Dominique Bagouet n’est plus. L’ombre est trop lourde. Comment aiguiser des paroles qui ne rendront pas compte de l’essentiel, de cette recomposition, de cette reconstruction de soi qu’imposait chacune de ses créations ? Dialogues, tête à tête à poursuivre, revivre l’humour, la malice, le jeu, la poésie, l’exigence.

26 décembre 1992

Au lendemain du pire Noël que j’aie jamais vécu. Dans la chambre où il est allongé en permanence, une affiche-poèmes posée depuis longtemps. Pour la première fois m’apparaît cette phrase : «Place aux hommes de nulle part et que cheminent entre nous des vocations de désert. » Dans la chambre je passe de temps en temps, m’assieds au bord du lit et suis frappé d’un étrange mutisme. Il faudrait bavarder pourtant. Il est minuit moins cinq. Du bureau où j’écris, je l’entends parler de l’autre côté de la cloison.

29 janvier 1993

Mon père va mourir aujourd’hui ou demain. Assiégé de toutes parts. Sa résistance m’impressionne tout comme la volonté de ma mère de ne pas le quitter des yeux et l’attitude tendre, généreuse, juste de France. Les moments passés à l’hôpital me sont insupportables. Je manque de courage.

*

p. 96

11 mars 1994

« Art isn’t life, it’s negociation. »

12 mars 1994

La nuit durant, l’incendie a calciné les ailes des anges. Origine et fin. Entre les deux, les mots n’ont pas manqué, ni l’hostilité de la danse ni les dés de cristal.

13 mars 1994

A ton côté il a dessiné un visage riche de tant de tendresse et de tant d’abandon que l’idée lui vint d’un autre incendie qui mettrait à bas les opéras les plus vivaces. Dire que parfois l’édifice est de marbre.

14 mars 1994

Il se fait tard dans les palais, les incendies ne sont plus hasards, le temps est venu de faire signe. Que dure la tendresse quand les mains ont l’ombre pour navire ? Qui me fera inattendu, riche de sommeil, de tornade ou de peur ? Me parlera de ce désir qui trouble l’air comme le sable irrite les couleurs ? Je ne peux oublier de ta nuque, à volonté, ce dessin réapparu. Les mots ne manquent plus. Ils découvrent le sang jailli droit des oiseaux de l’enfance. L’orgue est de plume ce matin.

*

p. 115

18 septembre 1994

Il y eut ce blanc agité en vain, la chambre retrouvée vide. Il y eut tout ce temps, l’été qui filait doux. On a retrouvé son corps pas très loin de la Douceur, parmi les pierres de l’automne, dans le vacarme.

19 septembre 1994

Tout se brouille déjà. L’égal sommeil des révérends, un mouton perdu, les moines inaudibles, le guet-apens des routes. Le lac n’est plus lagune, les berges s’alourdissent, derrière tes yeux l’ombre commande.

Alors il faut aller, armé de plus d’amour, tailler le vide des rencontres, recueillir la larme bouffonne au profond de la nuit. Balayer les dalles aux secrets déhanchés, saluer des mariés hilares. Retrouver l’oiseau rouge immobile à tes côtés, et qui se faisait une fête de la gravité de ton regard.

20 septembre 1994

Bonheur tendre des loups sous les portiques, miroirs savants épousés par la lune. Au sommet, les images, nos couleurs. S’asseoir autour des tables et regarder le prodige des vitres. S’enrober de châles, prendre sa part de temps. Les lampes n’éteignent pas les regards auxquels il faudra bien se soumettre. Ce qui est attendu à Gourgoubès pourrait être de l’ordre du toucher ou du verdict.

*

p. 117 / 118

7 octobre 1994

Demain sera inauguré Rester-Résister, le monument conçu par Emmanuel Saulnier pour Vassieux-en-Vercors : 73 stèles de verre qui se déploient en un mouvement ascendant sur le site de l’ancien cimetière de la commune. Je ne pourrai être là. Je pressens qu’il y aura densité à vivre parmi ces visages sans limites. Être sans être. Les ombres se confondent, la phrase éveille, appelle les images d’instants vécus, désormais inséparables. Il parle d’un sommeil, d’un corps à dénouer, plus souple que l’écluse, d’un regard qui s’allège et dénude l’échange. Réserves de la main ou puiser les routes, la sève du souffle, la courbe des soleils.

Les mots accueillent, leurs échos se font fête. Tant d’autres sont prêts à l’éclat, attendent de prendre pouvoir. Les tailler comme on fait d’un cristal avant que ne vive l’étincelle, jusqu’à la source du feu. Rester, devenir le sensible passage vers ce domaine où rien ne se ressemble hormis la permanence.

Il parle d’un lieu qui caresse et dépouille, invente ses mesures à chaque battement. D’un lieu né du puits creusés là-bas au pays des lacs noirs. Comment tout cela est-il arrivé ? Est-il possible qu’il y ait eu du bruit autour ? Un regard veille. Lumière des étoiles cardinales avant l’ascension. Nommer, appeler l’énergie de l’attente en un autre magnificat. Tout pourrait s’ouvrir sous les cicatrices, l’impur monter de la terre en un éclair. Mais l’univers est sans chute, sans rien de tremblé ni d’indécis. Simplement suggéré le temps d’incrédulité qui vient après la lutte. Simplement présents le silence de l’eau, l’invisible du feu, l’équilibre des métamorphoses. Demeurent l’appel transitoire des corniches percées d’une vérité tenace et la question lancinante de l’origine de l’eau. C’est de toi qu’il s’agit. De toi, du trop d’énigme de la transparence. A la fin de la marche deux colonnes résistent à la barbarie. « Mériter son nom » dit Catherine Strasser.

*

Jacques Imbert, Les fils conducteurs, Acryliques de Marc Aurelle, éditions Jacques Brémond, 1999.

Suites

Il y eut ce retour, les seuils lavés au passage, le premier chaînon retrouvé là où l’attendait l’anneau. Il y eut la lumière des pas et l’ombre grandissante.

Mais les mots sont colombes et signent sur la mer des énigmes nouvelles pour lesquelles à notre tour nous dresserons des stèles, dans l’attention successive à un éternel qui est l’inachevé de ce qui fut.

Le passager de l’âme était porteur de ces abîmes qui font vivre plus fort parce qu’ils ne fixent rien et que leur appel est toujours l’écho d’un autre appel qui a précédé. Oui, il faut des mots avec lesquels on n’en finisse jamais. S’inventent alors des formes à dénuder avec lenteur.     p. 9.

*

Terres carnassières

L’accident, l’enfance, l’analyse : les fils conducteurs. Les tentes sont dressées, l’alleu se partage.

Parmi les acrobates et les fauves, il réduit l’argile embarrassée des mots, choisit ses plis au risque du passage.

Le corps attend, questionne ses limites, aspire aux retrouvailles. Dans les détails, l’écart persiste. Les noces seront tardives.

Il réclame des armes pour l’été de son nom, pour un autre voyage. Le jeu n’a plus de règles. L’extérieur le pénètre. Il possède tout, le ventre des statues, l’amande et la nacre.

Alérion qui requiert sur la lice, il s’associe des îles.      p. 13

*

Recomposer l’écorce

J’allais pêcher le vairon le long des murs de l’abattoir et dans le gourg surplombé d’un tilleul où s’empêtraient mes lignes. Certains jours, s’agitaient  au-dessus de ma tête cinq ou six bouchons, pendeloques multicolores, marques inaccessibles d’une maladresse native.

J’avais dix ans. Sur la place, le buraliste affichait les résultats du Tour de France. Une pancarte, interdisant les jeux, me conviait à respecter les abords du temple. L’obscur déjà, l’obscénité du temps.      p. 20

*

Issues nommées de jeunes nuits

Quand la peur est plus forte que le grain, que les violences menacent, il faut rompre le silence, ouvrir le passage.

Alors, du creux ou du sommet vient la voix qui apaise. Jamais elle ne manque, dit les mains confidentes, le matin des dimanches et les meubles couchés. Elle sait qu’entre hier et promesse,  rien ne se rattrape. Elle sait qu’il faut pourtant y croire.      p. 27.

*

Pour retrouver l’envol

Le fin canal qui relie la cascade au lavoir était, comme à l’habitude, couvert d’une couche de glace. On pouvait gagner de l’argent en ramassant des marrons sous les Promenades. Et la grand-mère continuait à monter chaque soir dans sa chambre la caisse de l’épicerie. C’était le temps des châtaignes dans le tiroir du buffet, des réclames sur les buvards que je collectionnais, des macarons achetés le dimanche avec l’argent de la quête, de la dent ébréchée au portail de l’école, du théâtre de verdure, de l’abbé Rouet et du curé Gélus.

Mon père conduisait une 202 noire immatriculée 450 AG 26 qu’il garait dans les Raymonds chez Mme Penet, la marchande de chaussures. Je ne savais toujours pas ce que signifiait la phrase peinte sur les murs de la salle de ping-pong du cinéma paroissial : « Labor improbus omnia vincit ». Cette année-là aussi il y eut du bois à rentrer et des rats traversés de métal dans la cave qui effrayait.              p .40

*

Revenir vers le manque

Où commence la route, il suit l’ombre de ses mots, déracine l’herbe des versants et cherche l’étincelle. Quand paraissent les oiseaux de nuit, il leur dédie ses liens.

Adossé au récit, il reprend souffle, sûr de sa traque. Il ne reviendra plus vers le poète mort qui hante la profondeur des pierres.

A l’heure inaugurale des comptes, l’horizon tranchera les étoiles.

Il retrouvera sa part empoisonnée, une veille de Toussaint, quand les lierres le faisaient étranger à lui-même, le forçant à l’enfance, aux fleurs de labyrinthes et aux récits d’aurore. Il s’appuiera sur les cernes du jour, las d’avoir ajouté aux désordres passés l’effort d’en rendre compte, en deçà d’une vérité qui blesse.

Il aura confirmé ses doutes sur le pouvoir de dire la colère et de penser la liberté indivisible.

 Il aura écrit que l’esprit était clair pour affronter la défaite du corps.      p. 45

*

Pour qui sait parler bas

On accédait là par une porte vitrée. Passé l’évier de pierre, il baissait la tête pour éviter les flèches.

Les grottes s’enfonçaient dans la chair, le bois couinait toujours un peu, griffé de souvenirs sanglants.

Au plus enfoui, il lui arrivait d’allumer ces minuscules feux d’étincelles qui parent les arbres pour Noël. Il disait je suis le seuil.       p. 49

*

Interrogatoire

A ses pieds, le gouffre de sable où il s’était perdu. Il y eut des journées plus chaudes, sans les nuages alentour, quand les bêtes traversaient le chemin d’accès. Le banc ouvre l’ocre des plis.

Il vient s’asseoir au centre pour tout voir de la lumière. Du chemin effondré monte la brume. Il y eut des passants, autrefois, on pouvait faire le tour.

Vers les peupliers, la décharge souffle des papiers d’emballage contre les grilles. Derrière, le village, labouré de silence. Le temps est multitude.

Sous le banc, deux lignes parallèles l’ont rendu au vide qu’il n’a pas quitté du regard. L’herbe de l’évadé est obscure, son récit hors d’atteinte.          p. 58

*

Rubican

Il réunit ses armes et jusqu’aux éperons de l’ancolie. Il ne supporte plus le vertige et le hasard des gestes.

Ermite guerrier, il feuillette la nuit, en quête des loups bleus qui dévorent les astres. Il est maître du noir.

De hache et de tenailles il ouvre la lumière, enjambe les cadavres et les buissons de mûres. L’air vénère le sang. Les charpentes ont tremblé.

Les pistes se croisent, dessinent la gueule des enfers. Les morts sont justes.

De tous ses requiems le matin célébrera la vengeance et l’adieu. Jusqu’à l’envol du cheval rubican.

p. 72

*

Orient achrome

(En cas d’occupation ou de non-réponse, réappuyez sur le bouton A puis appuyez sur le bouton B.)

Avec les maîtres déchus de la divination, les gardiens au ventre enkysté de reliques, je trie mes repentirs et mes haines. La terre emprisonne encore. Bientôt je rêverai que je range mes rêves. Écrire détériore. Je m’obéis sans conviction.

Poignets glacés en attente d’échos. Images apprises du bord de mer. L’orage même se dénonce. Sans instants, sans livres, sans cyprès, je ne peux rien bâtir. Ou me vole le temps.

Alors je me rends accueillant, à la poussière, aux bijoux. Propriétaire de transparence. Je cherche des mots épées qui tailleraient l’embâcle. Comédien égaré que le souffleur agace.       p. 77

Jacques Imbert, Tesserae hospitales, co-écrit avec Claude Minière, encres de Jean-Louis Vila,Publications des Marquisats, 2003.

Mission secrète à déployer pour aspirer les souffles, forcer les énigmes, les abris. C’est une alliance.

C’est une alliance. Vous la tenez entre ces doigts qui tournent la page. Musique gracile, fléau qui oscille entre mémoire et gratuité.

Tout détourner, jongler avec, recomposer le pâle, élire domicile dans les catapultes.

Vous ne savez rien du silence, des chemins de jadis et des fleurs imparables, du froissement des meutes. Greffes attendues d’une mémoire d’exil.

Plume qui se pose, signe que l’on suppose – une communauté, une mort, ou un départ.      p. 11

*

Ni cartes, ni voyages. Ils ne prêtent plus attention, ne gardent pas mémoire. Tous sont murés chez eux, ignorant les chemins neufs où chassent les hors la loi. La poésie a changé de ring, elle est devenue carnassière, alimente un passage au-dedans d’elle-même.

Les sourires ne coulent plus, les larmes ne sont plus visibles. Le troisième coup arrache l’éclat.     p. 21

*

La forêt sera devant, peuplée de figurants. Le temps n’aura de cesse. Tout livre vivra aux dépens de celui qui l’écoute.     p. 26

*

Tu verras les falaises s’ébouler sur la plage. La mer sera un tableau noir, sa craie blanchira toute tache de sang intellectuelle. Tu réaliseras la réalité. Tu inventeras des monstres, des personnages.

Tu entreras dans un territoire où plus personne depuis longtemps n’est allé. Il n’y aura plus de différence entre toi et ton ombre. Il n’y aura plus d’ombre entre toi et ta différence.     p .28

*

Tesson trouvé dans le couvoir, transporté jusqu’ici. De quelle alliance porterait-il la trace, la fêlure ? De quel contrat, de quelle séparation ? À un moment, toute chose devient tesson, rien n’a en soi son unité. Une moitié de passé, l’autre d’avenir. Ou partie manquante : imaginée, reconstituée.

Ce sera la chance même de la partie manquante. Tessons palpés dans le noir, écrits dans le jour. Une ligne, un son.

Vous direz en vous-même : « rien de nouveau sous le soleil ? » Si, pourtant, sous le soleil, la fêlure deviendra lézarde, vivante, silencieusement.       p. 41

*

Des machines seront créées à chaque seconde, à perte de vue, hors de raison. Les hommes auront des têtes de droits, ne sauront rien, seront avec.

Les cyprès s’éloigneront sur leurs collines. L’infini sera doublé, la circulation sera littéralement folle, seulement des touches blanches sur le clavier, des nuages de sauterelles dévoreront les déserts, on aura lu tous les livres, la mer roulant ses vagues d’émeraude, orpaillant les plages, s’épuisant aux bustes des rochers, ne recommencera plus.      p. 45

*

Les traités chinois de stratégie y insistent, le plus difficile est l’attente. Nous attendons. Ou n’attendons-nous plus rien, remontant l’avenue ?        p. 52.

*

Quand elle règne tant et tant la connivence, que les sourires ne sont plus qu’entendus et les paroles ignorées, la carte est un fer rouge. Toute lecture est une épreuve.

Alors vous laissez l’homme et son micro, les rubans tricolores, les concessions sur des murs très vides, les gestes prêts à s’éteindre. Vous faites de la distance gagnée une mèche qui court. Aussi décidée qu’une origine.

Garder le contact, c’est un immense effort. Tester les tessons. Couteau d’un petit choc. La fêlure invisible donne une sorte d’harmonie à la gamme barbare.      p. 57

*

Exil dans l’espace de jeu, lieu de passage des engagés.

Ne plus connaître d’ordre, s’endormir divisé. Contrariété à long terme.

Les lions de Délos, les oies du Capitole, le cheval de Troie, le chien des Baskerville, l’âne de Buridan, l’aigle de Meaux, le cygne de Cambrai, l’ours des Carpates, le loup des steppes, le tigre du Bengale, le marabout de ficelle. Malheur à l’homme seul !

À un moment, toutes les phases deviennent proverbes.    p. 58

*

Les ouvriers l’appelaient le Paradis. Dans ce qui reste de la fonderie, quand viendra le froid, vous aurez dénombré une joueuse aux osselets, une grenouille musicienne, des futs pour candélabres, un angelot (modèle de base à plusieurs fins), une baigneuse d’après Falconet, des éléments de la statue équestre de Jeanne d’Arc, le buste de Talma, un Saint-Éloi grand format. Vous n’aurez rien dit de votre trouble ou de votre embarras.

Puis ce sera pour un archéologue, en bleu de chauffe. Les objets seront là, attablés en un ordre inconnu, une composition aléatoire, jamais la même.     p. 64

*


 [gc1]

Présentation de Marie-Thérèse Peyrin

Pour Jacques IMBERT et ses « Altitudes »France et Florence

Le temps d’abord

Puis l’inverse du temps

Les mots cousus s’enterrent

Aux portes du silence

Dans l’attente improbable

D’un lendemain de cri

Jacques IMBERT, LES ABORDS DU TEMPS

Restons modestes… En seulement quelques paragraphes, Il ne s‘agira pas de reproduire la trame intime d’une vie si riche humainement, telle que celle de Jacques Imbert

Je ne l’ai pas connu autrement que par quelques-uns de ses écrits publiés, certains rassemblés et transmis par son épouse France Imbert, soit une douzaine de références incontournables …

Il ne s’agira pas non plus de prétendre constituer une « anthologie » au sens littéraire et exhaustif de sa trop courte œuvre poétique publiée.

Mon point de départ sera donc subjectif, en raison de cette inoubliable rencontre avec deux de ses recueils complémentaires parus chez Jacques Brémond : d’abord une belle palanquée de poèmes sobres : Ce qui au-dehors se divise et s’étend (1991), puis un herbier court de notes de journal : Les jours et les autres (1995). Ces deux balises m’ont offert le déclic pour remonter le temps et mieux aborder le parcours de cet auteur trop discret, disparu prématurément peu après son départ à la retraite à 62 ans.

Une présentation biographique et bibliographique provient de France Imbert et je la complèterai avec mes propres choix d’extraits. Qu’elle soit chaleureusement remerciée pour sa gentillesse et sa disponibilité à mon égard. Un contact préalable avec Jacques Brémond m’a été tout aussi précieux et il a toute ma gratitude de lectrice.

J’aurais aimé rencontrer le lecteur expérimenté de la transmission pédagogique qu’a été Jacques Imbert, un enseignant formateur, un acteur culturel et citoyen de premier plan et aussi ce poète tardif, toutes ces compétences réunies sous une même plume. Je l’ai imaginé en tout temps occupé et accaparé par l’écriture, l’art et la poésie des autres : « des voix veulent naître » écrit-il dès 1978 dans La poésie comme un langage – Textes pour aujourd’hui qu’il a co-écrit avec la complicité de son grand ami Pierre Ceysson Nous fûmes deux, disait ce dernier dans un texte, pour souligner le lien très fort qu’ils ont vécu dans leur quête du mot juste.

Jacques Imbert est aussi allé à la rencontre d’artistes peintres et plasticiens dont certains, devenus amis, ont accompagné ses ultimes publications. Il a aimé les découvrir, les soutenir et les côtoyer. C’est la partie de sa carrière qu’il a sans doute le plus aimée pour l’ouverture créative pratiquée au-delà des mots et du dicible.

Il est celui « dont le parcours professionnel et artistique aura laissé des traces » mais dont les contenus du web n’ont pas, hélas, thésaurisé la voix vivante, ni l’image… Un grand – Dommage ! aux deux sens du terme…

Né quinze ans plus tard, il serait peut-être encore parmi nous davantage visible et lisible dans l’archive numérique consultable. Cependant, son premier recueil poétique Les abords du temps(1978), malgré l’interdiction imaginée depuis l’enfance de « ne pas jouer aux abords du temple… » a su trouver refuge sur la toile où il reste accessible.

L’édition originale épuisée préfacée par Jean Orizet nous avertit dès le seuil :

« Un nouveau poète s’avance vers nous »

Son Anthologie des poètes français parue en 1985 épais est un ouvrage de recension d’auteurs essentiellement masculins (les femmes poètes se comptent sur les doigts de la main…), il reste néanmoins pour nous, un jalon important pour le futur et un encouragement fort pour le renouvellement des pratiques poétiques et éditoriales qu’il accompagnait.

Le poète Eugène Guillevic l’a décrit ainsi dans sa présentation : Jacques Imbert est «homme de culture, homme de goût, homme d’un bon sens forcené, homme de volonté, homme de bonté ».

Jacques Imbert a connu une vie de couple ainsi qu’une paternité, très solidaires. Épouse et Fille ont été « ses Altitudes ». Il a bénéficié et suscité de très belles amitiés. Il est de ces êtres rares et précieux qui disent « nous » avant de dire « je », un homme d’emblée en lien avec ce que la langue commune recèle de transmissible. Il s’est sans doute effacé devant les miroirs sauf celui de son double intérieur tout au long des épreuves de sa vie, familier de langue et de lagune…. Résilient par sagesse. Sage par lucidité et expérience.

Ce portrait public incomplet me suffit pour l’instant. Je vais continuer à le lire et à le faire lire. J’en suis convaincue aujourd’hui, cet homme était très fréquentable…aussi il n’est pas incongru de vouloir le garder le plus vivant et vibrant possible dans nos mémoires contemporaines. Sa parole écrite sincère et élégante peut encore nous instruire et nous toucher. Car elle est subtilement fraternelle, sans aucun tapage. Son œuvre m’a profondément émue et passionnée, vous l’aurez compris, d’où cette approche peu scolaire.

« Ainsi l’anthologie est en même temps une exploration et une relation du dialogue entre celle-ci et la masse des choses admises qu’il faut traverser pour se lancer dans cette entreprise »

Marie-Thérèse Peyrin

La poésie comme un langage, (avec Pierre Ceysson), Larousse, Paris, 1978.

Écrire un poème, lire un poème sont actes, engagements identiques. Toute poésie lue suppose appropriation, réorganisation troublante, angoissante parfois, d’un univers personnel qui se durcit, se rétrécit avant de se recomposer de façon différente.

Chaque poème est à lui-même et à son propre lecteur la preuve de son existence, de sa participation à un monde différent. La poésie est hors-limites : ses mots conduisent toujours au-delà d’eux-mêmes. Le hasard n’intervient pas ici. Le choc des mots ou la résonance particulière qu’ils peuvent susciter c’est déjà autre chose. Si la force seconde de la poésie réside dans la multiplicité de lectures qu’elle suggère, sa force première est dans la nécessité même de sa démesure. Les signes disparaissent, le support lui-même disparait et l’appropriation devient alors libération.

Page 9 Avant-propos

Les abords du temps, SGDP, Col. Haut langage, Paris, 1980.

In FRÈRE DE TUMULTE

[…]

Pour Eugène Guillevic

Ce soir

La cascade.

En contrebas

Le terrain long

Où coule le ruisseau

A un air de lavoir.

Ce soir

Face à la cascade

Son frère de tumulte.

De quel côté la source ?

Le miroir ?

Et pour quel avenir ?

La nuit presse le silence des bouches.

Il reste tout à dire.

*

Le temps d’abord

Avec des mots assis

Comme des chiens de garde

Avec ces mêmes mots

Pleins à en craquer

Qui explosent parfois

Dans la douleur des yeux.

*

Le temps d’abord

Puis l’inverse du temps.

Les mots cousus s’enterrent

Aux portes du silence

Dans l’attente improbable

D’un lendemain de cri.

*

Se dire

Soi

Dans le férié des jours

Avec au creux des mains

La peur du rituel.

Pages 14 à 17

[…]

Pour Pierre Ceysson

Ils n’ont plus le cœur à vivre

Le tumulte est si grand

Lui

regarde.

De l’objet dans sa main

Il connaît l’existence

Rien de plus.

Là peut-être

L’origine et la fin.

Manque le mot

Qui attendrit la gangue

Et découvre le cœur.

*

Au centre de la page

La place.

L’herbe arrachée a des marques de dents.

Une façade nue

Que trouent des hirondelles

Élabore le temps.

Sur l’herbe,

Nettes,

Des marques de dents.

Pour avoir remercié le soir de n’avoir rien à dire

Et tapé du pied quand le vent se leva

Le voyageur est condamné.

Ancienne sentence

Dont personne, ici, ne se souvient

*

Quelle force

L’animerait

Pour sculpter dans la pierre

La fidélité de ses mains ?

*

D’un geste calculé

Comme pour donner le change

A un invisible témoin

Il abandonne là

Ses métaux quotidiens

Et s’allonge

Pour réciter son silence.

Pages 32 – 35

*

In LE CHEMIN DE LA DOUCEUR

[…]

La lampe éclaire le centre de la table

À cet endroit il n’y a rien.

De part et d’autre, dans l’ombre

Deux assiettes sont posées.

Des mains lentes se nouent

Et tolèrent parfois des croissants de lumière.

*

L’enfant obèse

Trace dans la poussière

Son carré de théâtre.

Sa place est près des meubles

Loin du bois à rentrer

Qui gonfle sous la pluie

[…]

Un rideau s’adoucit

De murmures de femmes.

Mots de pénombre.

La volonté d’aller vers eux

De voir à genoux la colline

De vaincre.

En eux la vitre

Qu’auréole un visage

Attentif simplement

Au tremblement des choses.

*

Avant de mourir

Elle voulut goûter

Une dernière fois

L’eau de la fontaine.

Te reste le remords

De l’avoir trompée

Une dernière fois.

Pages 45-46,48-50

ELLE

Depuis,

Trop de soirs ont appauvri ses mots

Se yeux ne disent plus

Que le contour des choses.

En elle

Un homme mort

A usé

Jusqu’au matin de sa mémoire.

Voilà,

Il y eut ce jour

Tant d’espace à remplir

Les mouches qui tournaient

Et l’éclair dans sa tête.

En quittant la maison

Elle sut

Que ses lèvres entrouvriraient le sol.

Depuis,

Mes mots s’inventent des victoires

Pour vivre encore un peu.

*

Rien n’est obstacle

Au long fleuve désœuvré

Vie lente.

Quelle peur alors

Trempe la transparence

Fait du galet

le reflet du galet ?

[…]

On dit

Que les fusils affleurent

Sous les chevaux de frise

Que les fouets

Ont raison du silence

Et qu’on n’a pas revu

L’homme

Qui parlait aux clous

Les yeux au bord du vide.

*

La lutte

Les avait amoindris.

Comment leur dire

Après tant de souffrance

Qu’ici

Les attelages meurent

A l’ombre des silex.

*

Pour France

A la pointe du dérisoire

Vivre sans compas

Ni épée

Une main

Posée

Sur le ventre de l’oiseau.

Recomposer l’écorce

L’enfance du regard

Pour atteindre l’envol

Où le cou se repose.

Pages 54-55,57-58,60

Lagune – SGDP, Col. Haut langage, Paris, 1984.

[…]

L’eau n’a pas ici

Allure d’horizon.

Une aube la força

Aux berges ordinaires

A l’inventaire

De fin de saison.

Plus fraternelle en apparence

Que l’océan.

Elle dit ses lointains

L’ivoire de son chant.

*

Lagune

Inondée d’espace,

Morte parfois

D’une mort infidèle.

Arrimée aux lumières

Qui tracent

L’absence de chemin.

*

[…]

D’elle à moi

Comme une énigme

Ce visage de femme

Où coule une prairie.

Et l’envie de savoir

Ce qui demeure ici

De tant d’exactitude.

D’aller vers ces reflets

Qui condamnent le jour

A n’être qu’apparence.

D’inaugurer enfin

Au prix de ton visage

L’éclat de la lagune.

*

Ses pas furent ses lèvres

A l’aube du secret.

Entre ses seins pourtant

Était la clé d’ivoire,

L’unique et le multiple.

En ce lieu d’équilibre

Que faire de ce corps,

Sinon le rendre

A la lagune ?

*

[…]

Le jour est vieux

De trop d’immensité.

Comment trouver la place exacte,

Le moment,

Où seul face à la certitude

De ce qui sera,

Il pourra s’enfoncer,

Les mains très parallèles,

Les ongles nets,

Dans ce coin de vie

Plus dense

Que toutes les explosions passées ?

Ce soir,

Sans prévenir quiconque,

Il s’est fait paysage.

La femme demeurée seule,

Les yeux précis,

A poursuivi sa tâche

Puisant déjà dans sa mémoire.

*

Nous voici, lourds de soleil

Sur la terre fendue,

Prêts à subir la colère des jours.

Les blessures s’éveillent,

Dans les tombeaux ouverts

Hurlant deux fois leur mort,

S’émiette la lumière.

Le rivage a tremblé de rires sacrilèges,

Hier, ils sont venus de la mer

Ne laissant que les pierres

Où reposait la tête.

*

1. Nous fûmes ces silhouettes

   En suspens

   A hauteur de lumière

   Étrennant l’île

   D’une ombre multiple.

2. De la terre

   Les failles n’ont rien dit.

   Nous n’avons rien confié

   Aux masques des rochers

[…]

Le drap eut un goût de chanvre

Je fus vieux cette nuit

Pour la première fois.

Vieux à ne plus interroger ma mémoire,

A vivre avec tout juste le souffle nécessaire.

Vieux d’un silence sans échos,

Multiplié en images semblables,

Carapaces de sueur alignées

Le long d’un mur sans ouverture.

Impuissant à atteindre mes lèvres

D’où coulait une chanson d’enfance.

Pages 14-15,46-47, 56-57,67

4– ANTHOLOGIE DES POÈTES FRANÇAIS Hachette, Livre de poche, Paris, 1985

RENÉ GUY CADOU

Celui qui rentre par hasard dans la demeure d’un poète

Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui

Que chaque nœud du bois renferme davantage

De cris d’oiseaux que tout le cœur de la forêt

Il suffit qu’une lampe pose son cou de femme

A la tombée du soir contre un angle verni

Pour délivrer soudain mille peuples d’abeilles

Et l’odeur de pain frais des cerisiers fleuris

Car tel est le bonheur de cette solitude

Qu’une caresse toute plate de la main

Redonne à ces grands meubles noirs et taciturnes

La légèreté d’un arbre dans le matin.

Les biens de ce monde

PAUL VINCENSINI  Toujours et jamais

La poésie ? Le temps passe, on a les cheveux gris,

du cholestérol, de la barbe et des lunettes. On se console

en disant qu’elle au moins, elle n’a pas changé. Qu’elle est tou-

jours cet enfant impossible, qui a pourtant accepté de vieil-

lir avec nous, pour n’être pas seuls, lui et moi.

Lui et moi, pour finir, nous nous entendons bien car nous

avons fait l’un et l’autre le tour de nous – moi mon cercle,

lui son cerceau : superposables – et ça roule. A deux

temps. Là où je dis noir, il barbouille de bleu car il tient à

ses privilèges. J’ai un peu honte de vous le dire : si vous

écartez ma barbe (mais vous n’oserez pas le faire), vous

apercevrez ma barboteuse. Et elle est bleue.

Page 88

MARIE – CLAIRE BLANCQUART  Cherche-terre.

Un soir comme les autres

Les enfances imaginaires

Se superposent à l’étang

qui ne fut

enfance

Il y aurait des promenades inouïes

Avec la famille et le narcisse né d’hier

Des picotements de lilas

Des mises au monde

Si douces en mirages

Que la prairie aurait duré toute une existence

Il y aurait eu un au-dedans plein de chaleur

Il y aurait eu

Il n’y eut pas

Tout ce que tu possèdes t’a coûté

Tu marches

En avalant l’ombre des ombres

Ce soir

Apprends à dénouer l’écart entre solitude et mort.

Page 205

ANDRÉE CHEDID Contre-chant.

Alliance I La terre – Nous.

Terre

Frémissements de l’ombre

Fureur de l’antre

Et nous,

ramant sur l’écorce

n’épelant que cette coquille de roches

que cette peau qui se fend

Et nous,

ramant sur l’écorce

n’épelant que cette coquille de roches

que cette peau qui se fend

Et fol éloignement

Nous,

Autour alentour au-delà

Jamais dedans

Œuf sphérique

Magma livide

Océan roux des ondes

Puis ce grain sans résidu

Plus tenace que le nom

Mais nous

A toute volée

Nommant !

Planète rivée aux astres

Soumise au soleil singulier

Vouée à l’abîme en suspens

Nous

Par quel accroc

Ici ?

Héritiers de ses cadences

Et de son extrême loi ?

Pages 316 – 317

CE QUI AU DEHORS SE DIVISE ET S’ÉTEND, Jacques Brémond, Remoulins sur Gardon, 1991.

[…]

Retenir

L’arbre solaire

Dans les remous de l’eau

Les mains avides de piliers,

La lumière

Aux flancs du labyrinthe.

Les croix de la fenêtre

Ont fait de nous

Des guetteurs de soleil.

Narcissa,

Qui sont ces hommes face à face ?

Quelle matière les élève,

Seuls témoins du vertige ?

L’avenir est aux traces,

Aux silhouettes,

Au cerisier qui s’installe.

Des voix entremêlées

Sont venues de la terre.

N’avoir plus de saisons à offrir

Ni d’insultes.

Narcissa

Est-ce la lueur

Qui fait la blessure ?

*

[ … ]

Au regard blanc.

Qui me dira le sens de la douleur ?

Craquelure. Fêlure.

L’eau, comme si elle pouvait faire quelque chose.

Là furent versées des approches indécises,

Le blanc ferme les yeux, plus fort que la présence.

Ce qui enfle, ne gronde pas, mais dure.

Parfois, quand les mots se refusent

Le visage se décompose,

N’appartient plus.

Dans le regard des autres

Surtout ne rien lire,

S’occuper,

Tasser du pied la terre,

Sans rage.

Se désencombrer, bien sûr.

Mais la fuite, seule, est fidèle.

Avec qui en parler ?

*

Que faire de ce corps

En rupture de ban ?

Vivre le jour comme une amande ?

S’apprendre pour ne pas renoncer ?

Se lancer un défi,

L’esprit à nu,

La chair à vif,

En une ivresse de sursis.

La mémoire,

Puissance illusoire,

Rature des bords de mer.

Soudain l’inexplicable,

Le cœur en silence,

Les mains apaisées.

Autour, la vie,

En soi, le projet

Qui prend corps,

Existe,

Fort comme un centre.

Ce que dit le réel

Ne s’imite jamais.

*

[…]

Malheur couché

Gérer la distance,

Tuer, s’il le faut,

Le sommeil.

Rescapé du naufrage

Et personne à qui raconter.

Sans miroir les mots s’épuisent.

Alors tu choisis l’ombre

Qui pourrait bien

Ne pas revenir.

Quelle urgence plus forte

Emplit la tête

Alors que naît le jour ?

Est-ce le soir qui compte,

Qui compte seul ?

Comment prendre refuge ?

Lumière,

Décombres à venir.

Tu fixes à la nuit ses limites,

Tu imagines la mort

Et la pièges d’une main heureuse.

Dans les ports

S’étonnent les bateaux.

De quel baume être porteur ?

Comment savoir

Pourquoi l’on part ?

Pour ne pas devenir

Cette couleur qui danse ?

Beaucoup appris ?

Oui, vieux poète.

Les tombeaux ne prennent rien

A la terre.

Pages 40 ,49-50, 55-56

Les jours et les autres, Jacques Brémond, Remoulins sur Gardon, 1995.

[…]

29 août 1985

Reçu aujourd’hui mon Anthologie des poètes français. Crainte indécise des jours et des mois à venir. Mais je suis heureux.

29 mars 1986

« J’écris comme je cours », me dit-il, avant d’ajouter « heureusement que je prends des points de côté. »

3 mai 1987

« Entre l’exigence d’être clair et la tentation d’être obscur, impossible de décider laquelle mérite le plus d’égards. » – Cioran.

13 mai 1988

Parler de poésie relève toujours un peu de l’effraction. Quel chemin se frayer dans l’œuvre, qui ose rendre compte sans trahir, sans succomber au discours effusif, biographique et paraphrastique ? Comment parler de cette traversée d’une opacité qui porte en elle le plus singulier et le plus précieux, ce qui, justement, ne saurait se traduire en un autre langage ?

Quelle réflexion sur les rapports entre corps et poème ? Quelles tromperies ? Quelles illusions ? Et au bout du compte le tumulte, le rythme qui étreint, la page où l’on se perd, où l’on tente en vain de découvrir un passage.

Devant l’impossibilité de se trouver une origine et une identité, de justifier sa place dans le monde, de répondre aux questions fondamentales qui l’habitent, le poète a pour seul recours la parole, une parole fondatrice de lui-même et de l’univers qui l’entoure. Sur des survivances mythologiques il s’invente une parole mythique proche peut-être de la parole primordiale.

Écrire, s’exposer, c’est toujours prendre un pari sur ce qu’autrui va investir dans notre parole. Ce « jeu » est au plus haut dans le discours à la fois le plus périlleux et le plus généreux qui est celui de la poésie. Pierre Dhainaut l’écrit : « L’air ou l’éclair», l’arbre a choisi le risque, la confiance. »

14 août 1988

Pêche avec Florence. France tape sa traduction de Scorza. Le temps est à l’indolence.

«  Quand s’achève au vrai la classe que nous continuons de fréquenter à l’insu de notre âge, il fait nuit sur soi. A quoi bon s’éclairer, riche de larmes ? » – René Char.

J’ai demandé à quitter Lille.

8 septembre 1988

Il va falloir s’arracher une nouvelle fois. « Règle d’or, dit Cioran, laisser de soi une image incomplète. »

13 octobre 1988

Première amabilité entendue, d’élu à élu, sur le sol languedocien : « Je te couperai en tranches comme un kiwi ! »

11 août 1989

Je n’aime pas ces moments de lassitude. Ils rapprochent trop du terme.

Temps gris, mais que mes collines demeurent belles…

20 août 1989

France me fait remarquer que les textes que j’écris (il en est venu quelques-uns ces jours-ci : août est profitable) disent de plus en plus l’éthique et le temps.

Le temps, hélas.

21 août 1989

Dans L’Aurige de Jacques Lacarrière, cette chose simple : « Ainsi j’ai voyagé pour comprendre les mots. »

16 octobre 1989

« … Tous les pouvoirs organisés sont par définition, plus favorables à ce qui fonctionne qu’à ce qui crée. » – René Passeron.

2 novembre 1990

Il fait frais. Je me bats avec le feu de bois et la cheminée qui fume.

On appelait « messagers » en Languedoc les deux hommes qui parcouraient la campagne pour annoncer le deuil au voisinage. Gaston Puel à leur propos termine ainsi un texte : « On entend les chaumes crisser sous leurs pas. Ils avancent. Tout arrive. Même la mort. »

En attendant mieux, j’avance ceci : dure lutte que celle qui se clôt sur un renoncement, par crainte de facilité. Je voudrais dire douceur et je parle guerrier.

Le feu s’essouffle. A moins que ce ne soit stratagème. Les flammes dépassent à peine les plus hautes bûches. Le sol est rouge, prêt à s’effondrer. Le sommeil menace, je sens la fraîcheur de la vitre où reposent mes mains.

13 mai 1991

Ce constat, fragile et parcellaire : l’accès à la culture se lit dans un regard qui se pose, un langage que l’on maîtrise, un temps dont on est plus totalement l’esclave, un environnement humain que l’on choisit, des modes de pensée devenus familiers.

Il se vit dans la capacité de rassembler ce qui est épars, dans la fréquentation d’un paysage éclaté fait de détails, de fragments qui se répondent en un infini de la mémoire et de l’imaginaire provoquant une multiplicité de vibrations, d’échos retrouvés d’un sens qui se dérobe.

Il est dans le pari accepté des chances d’une mémoire errante à la conquête de différences à reconstruire.

Il est au fond le seul geste avéré de liberté créatrice, celui qui consiste à se frayer un chemin au-travers de sa propre opacité.

Nous avançons vers le règne du visible, hommes visibles dans une visibilité totale. Que restera-t-il ? L’enfance, la mort, comme le dit Salah Stétié et cela qui est irréductible à l’équation, domaine fragile réservé à la fragilité de l’art : l’amour, le mystère de la communication et au-delà de tous les concepts, le rayonnement de la présence. Force de l’art à force d’art. Dans un monde qui bouge plus vite que ses idées.

14 mai 1991

Histoire d’un homme qui s’est peu à peu dénudé de toute certitude. Ou plus précisément que le temps passé à tenter d’exercer un métier impossible a privé de toute certitude. Quelqu’un pris entre le désir d’étayer une politique sur des arguments rationnels, longuement pesés et pensés et l’intuition que ces arguments longuement pensés et pesés sont de l’ordre de l’alibi, donc de la justification et du minimum de confort intellectuel sans lequel le déséquilibre en quoi réside toute décision ne serait plus possible.

Il constate avec un certain plaisir que l’absence de certitude ne paralyse pas. Il sait que le doute peut être moteur. Curieusement il ne doute pas et n’a pas de certitude pour autant. Il se sent de plus en plus inscrit dans une sorte d’intervalle où il lui arrive de se retrouver seul.

2 novembre 1991

Reçu ce mot de Pierre Torreilles : « Combat de l’apparence et de l’indicible demeure le poème. Mais ne cherchons-nous pas à saisir ce qui écarte de nous la parole ? (…) Rien n’est encore délivré quand, en présence voilée la certitude fait pour nous résonner l’incertain. »

15 novembre 1991

L’art comme un symbole qui maintient l’homme en avant de soi, espace ultérieur de la connaissance. L’art et son histoire, la totalité des gestes de la création que nous portons en nous comme nous portons la fatigue des tortues.

19 avril 1992

Après deux signatures à Montpellier, le rite s’est reproduit à la librairie de Nouveautés à Lyon. « Poésie-Rencontres » était là. Émotion.

25 septembre 1992

André-Pierre Arnal propose que nous fassions un livre ensemble. J’accepte d’autant plus volontiers que ses « arrachements » m’atteignent au plus vif dans leur entêtement rituel. Rien qui épuise, qui ne soit éveil de métamorphoses. « Là se matérialise la promesse infinie de ne rien dévoiler jamais, d’être prêt à parler mais de dire très peu, comme le frémissement de paroles retenues sur des lèvres qui tremblent » écrit Jean-Paul Curnier.

« Je travaille dans l’urgence, l’angoisse et la jubilation, dit André-Pierre Arnal, entre la conscience lourde du temps perdu et le sentiment désespérant que le temps est à l’œuvre. »

Nous optons pour un travail sur deux couleurs : le jaune et le gris.

7 octobre 1992

Les poètes sont-ils vraiment les seuls à dire que la vie est inexprimable ?

10 octobre 1992

« J’ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi. » – Antonin Artaud.

29 janvier 1993

Mon père va mourir aujourd’hui ou demain. Assiégé de toutes parts. Sa résistance m’impressionne tout comme la volonté de ma mère de ne pas le quitter des yeux et l’attitude tendre, généreuse, juste de France. Les moments passés à l’hôpital me sont insupportables. Je manque de courage.

24 mars 1993

Je pars la nostalgie déjà vrillée au cœur. M’accompagne celle qui est pour moi arbre et miroir et sans qui rien de fort ne pourrait se faire. Je ne sais vers quelle aube nous avançons, vers quelle impossible unité de l’abîme et des cimes. Entre la fissure et le lisse, l’inquiétude au coin de l’âme, nous allons tenter de grandir encore un peu.

14 décembre 1993

Alors que je rentre – fort tard – d’un dîner avec lui, Pierre Dumayet me rapporte cette parole d’un paysan lozérien : « Quand j’ai perdu mon cheval, j’ai perdu la moitié de mes forces. »

17 décembre 1993

Remise hier soir des grands prix nationaux. Bonnefoy pour la poésie, Tardieu pour la littérature, Viallat pour la peinture.

Un beau trio, une belle doublette surtout.

18 décembre 1993

Au début de « La littérature et la vie » de Gilles Deleuze, ceci : « Écrire n’est certainement pas imposer une forme (d’expression) à une matière vécue. La littérature est plutôt du côté de l’informe, ou de l’inachèvement, comme Gombrowicz l’a dit et fait. Écrire est une affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire, et qui déborde toute matière vivable ou vécue. »

4 janvier 1994

Nouveau cahier. La feuille est ici plus large, demande plus de temps à la main et à l’esprit pour la parcourir. Sentiment rassurant que les mots vont se perdre dans des marges inutiles.

19 janvier 1994

Figure du pathétique : le polémiste triste.

22 janvier 1994

Les écoles d’art sont lieux de diversité, de désordre inventif, de bricolage heureux et d’apprentissage d’une plasticité intellectuelle que nulle formation actuelle ne me paraît pratiquer avec autant de succès.

Trop modéliser ici serait soumettre et tarir. Il importe que soient préservés ces espaces de débat, d’inquiétude, d’expérimentation où toujours le sens l’emporte, où les savoirs sont questionnés sans cesse, où l’engagement et la passion font échapper aux certitudes pour aller vers plus de prospective, de solidarité active, pour aller au bout du compte vers une construction permanente et lucide de soi.

27 février 1994

Dîner avec trois anciens membres d’un cabinet ministériel. Tous trois obéissant à des rituels de caste : le non regard sur l’autre, le recours aux seules références communes. Aucun air ne circule. Vous tentez par moments de faire déraper le propos, d’aller vers un ailleurs où serait permise une respiration moins établie.

Peine perdue.

On ne vous a pas présenté. Inutile : ils sont au centre.

On oublie une fois sur deux de vous verser du vin.

Vous n’existez pas.

La soirée se termina par les dix minutes obligatoires sur la situation en ex-Yougoslavie, en attendant autre chose.

Vous ne savez toujours pas comment s’appellent ces hommes et ces femmes avec qui vous n’avez pas partagé quatre heures de votre existence.

Hier soir, la pièce où vous étiez était sans doute l’un des endroits au monde les mieux protégés contre la poésie.

Ils ont passés une bonne nuit, à coup sûr. Vous, ce matin, vous tremblez encore un peu. Après n’avoir pas vécu durant tout ce temps, il est difficile de se rassembler.

15 avril 1994

Le peu de connaissances que les gens ont d’eux-mêmes : une des raisons de notre difficulté à leur parler ?

Relu des textes anciens. Heureux de ne pas m’y reconnaître ou presque. Surpris par le retour de thèmes obsédants : il faudrait aller vers plus de concentration ou de transparence, clarifier le paysage.

5 mai 1994

Longue soirée avec Pierre Piovésan sur « Symbolisme et poésie ». Et une fraternité qui me comble et trop souvent me manque.

21 mai 1994

« Pour les meilleurs esprits que d’erreurs promises ». Paul Valéry.

François Valéry me conseille la lecture d’un opuscule écrit il y a quelques années par une duchesse : « C’est un peu élémentaire, comme il sied à une personne de si haut rang. »

3 juillet 1994

Des fleurs en pots sur la péniche.

Un perroquet perdu nommé Rosy.

Un immigré écoute à la radio des nouvelles du Rwanda.

Boulevard Bourdon, on arrête d’autres immigrés au volant de leur voiture.

Un soir, le long du canal Saint-Martin.

2 août 1994

Quand j’aurai fouillé tous les murs de ma mémoire, revisité les lieux que j’ai aimés, salué l’ombre des rives et la chaleur des vins, il me restera bien quelques mots pour dire de la lagune ce bleu que j’ai toujours tu.

15 août 1994

Qui me sait ici attentif au lierre, au soleil pâle, aux ombres à peine portées des ruines, au feu qu’alimente un secret apaisé ?

Rien n’offusque ni n’écorche. Les fleurs ne saignent plus.

Les pas n’annoncent ni la clôture ni la peur.

Je n’implore pas d’aide.

Au-delà du soupirail, le ciel se succède.

21 septembre 1994

Dure la balance entre courtoisie et violence. N’acceptez pas, choisissez pour moi.

27 septembre 1994

Il y eut me dit-on, un poète Apple, pour vanter en son début, les mérites du Macintoch…

18 novembre 1994

A Lyon, aujourd’hui, j’avais rendez-vous avec mon âge.

26 novembre 1994

Avant que ma voix ne devienne grise et s’use sous la chaux, j’aimerais vous parler de mes silences.

Pages 16,18,25,34-36,42-43,45,55,61-62,65-66,70-72,78-79,87-90,92-93,101-102,116,122

LES FILS CONDUCTEURS (avec des peintures de Marc Aurelle), Jacques Brémond, Remoulins sur Gardon, 1999.

TERRES CARNASSIÈRES

L’accident, l’enfance, l’analyse : les fils conducteurs. Les tentes sont dressées, l’alleu  se partage.

Parmi les acrobates et les fauves, il réduit l’argile embarrassée des mots, choisit ses plis au risque du passage.

Le corps attend, questionne ses limites, aspire aux retrouvailles. Dans les détails, l’écart persiste. Les noces sont tardives.

Il réclame des armes pour l’été de son nom, pour un autre voyage. Le jeu n’a plus de règles. L’extérieur le pénètre. Il possède tout, le ventre des statues, l’amande et la nacre.

Alérion qui requiert sur la lice, il associe des îles.

LE CORPS DÉBORDE

Cubes d’aluminium. Le corps est échoué, sans nervures, sillonné de lanières.

Chuintement des parois, signal d’étage. Blesse l’éclair des portes qui s’ouvrent.

La chair s’agite, besogneuse. Le délire dialogue, expose les œuvres, dresse ses tables rondes. Sur la laine du mur, la vie se multiplie. Les mains étaient géantes autrefois.

Devinés, lointains, des pas pressés d’animaux sveltes parmi les feuilles.

Le corps déborde. Le temps ne recoud rien.

LE TEMPS QUE PERD LA MORT

Une odeur de terre. Des lampes déjà, qui tremblent dans une épaisseur de tranchée. Le jour de moins en moins te ressemble. Dans les draps, des âmes cancanent.

De son jardin, Narcissa, messagère d’un dieu que rien ne désigne, te parle d’amour de lueur, de blessure.

Vient parmi les fleurs le visage lisse d’un enfant reparti, vient le couloir repu de

ronces où la voix se déchire dans l’attente de celle que tu aimes et qui faiblit dans la rumeur du sang. Mémoire ralentie de ce qui s’est perdu.

Tu rêves de bouche fraîche et de vent caressant. Les graviers t’ont criblé de plaintes inaudibles. Avec quel chant se protéger ? Seul reste le blanc au fond de la poitrine, neutre à mourir.

Qui portera remède ? Je te veux près de moi avec nos gloires et nos misères. Les mots que nous avons brandis, ceux que nous avons tus. Pour que ta force soit la mienne, patiente encore un peu.

Quand mes années seront de mottes, il restera des pêches blanches et jaunes, le sommeil qui ne sépare pas, la trame de nos livres et la robe orange d’un matin neuf d’école.

Nous aurons avec nous un peuple d’écriture et des voix enroulées pour nos projets de marges.

Les cils pèsent trop, le nom est perdu, le délire cahote.

Les tambours battent le bonheur de n’avoir pas cédé.

CORPS NOIR

Ils ont pris les quatre coins du drap et m’ont hissé sur un rectangle neuf. Laissez-moi ma terre spongieuse et mon dos paysage. Rien n’est à bouger du mensonge qui s’installe.

La douleur est étrangère. Jamais absolument la même. Confuse en fait, fardée, brodée de noir et de silence. Elle cherche, exige, combine, se refuse au savoir, à l’échange. Elle est rumeur, rythme, fragment d’un système, se reconstruit et renaît comme un retour à l’ordre, au désordre.

Poisson de fond de gouffre ébloui d’être là, parmi les débris

POUR S’ÉLANCER ENCORE

Il avait fait de sa chambre un rectangle de terre au bas de ses collines, là où sèche le linge parmi les cerisiers. Il en avait transposé chaque motte, capable de décrire là une fleur sauvage, là un caillou ou un papillon. Topographie d’un adieu possible.

Il avait goûté l’ombre de chaque arbre, se multipliant au gré de ses envies, en nuançant les qualités comme il aimait le faire pour le millésime des vins.

II savait sous l’herbe la place des nids de guêpes, la spirale des os de la chienne enterrée.

Vers dix-sept heures, l’été, l’ombre du toit reposait sur les roses trémières. Moment rêvé pour reconstituer ce monde, jusqu’au ruisseau tari.

CHRONIQUE DU BOIS MORT

Ils sont trois à ressasser l’histoire, autour de la table où les feuilles s’engluent.

Ils ont préféré leur crainte à la vérité, clonent les mots, s’échangent les formules. Ils assemblent des lettres et ces lettres s’accusent.

L’encre rouille déjà. Ils se sont arrangés avec leurs yeux, avec leur bouche. Avec les cendres, avec la vase. Avec les couleurs froides qui, sous les tempes, font les sourires emmurés.

La brume dévoile à rangs égaux des oiseaux figés. Ils sont trois que la nuit déshabille.

Leur nudité est sans noblesse.

IL SE REFAIT ÉTANCHE

Tout bouge de ce qui retient. Il ne s’habitue pas. Les textes le blessent encore. Les livres sont des dictionnaires.

L’histoire qu’il n’a pas rédigée le guide. Du vide de son nom, il écrit d’autres vides. Le sens est dans l’absence.

Crucifié le chemin. Terrain protégé de minimes conquêtes. Échec de la relance :

s’étendre ne suffit pas.

Les abords prennent nom quand la main s’y élève et les dépasse. C’est un cri de

trajectoire violente. Comme un épervier épris d’obstacles.

Il se refait étanche.

CONNAISSANCE DU SOIR

Énigme parmi les livres, les tableaux, les tentures, l’homme des réveils brisés,

traducteur du silence. Parler de lui, c’est aujourd’hui mystère.

Il vit, dans la danse étrangère, des heures ouvertes aux lueurs. Sa chambre de lavande nomme tous les feux.

Se rendre réel, se voir passer, agir entre les signes et les menaces. Tutoyer le monstre d’absence qui a pris place au cœur.

La douleur, l’opium, curiosité intacte. Le poète s’entête, l’accident est source de vie.

Parler, célébrer le battement, piller l’héritage des cicatrices.

DÉROBÉS

Quand il ferme les yeux, ni meubles, ni visages. Des bogues sur la glace.

Pour l’hôpital, tous les noms qu’il connaît.

Il se défend. Aux langues inconnues qu’il convie, il livre le vide pour s’épargner le deuil.

PRÉPARATIFS

Quand la tempête se calme, il revient vers la pulpe des fruits, les prophéties mûries sous d’autres colères.

Si la honte le gagne, il choisit un autre lit, près des vitres brisées où l’air s’engouffre et le malmène.

Cité à comparaître, il se prépare, retire les doubliers à la table des seigneurs.

Des aveugles le suivent qui portent le temps dans les yeux, l’espace dans leurs gestes.

Longtemps avant l’éclair, il parle pour la foudre. Il attend l’ordalie.

Mais quelle langue lui aura fait défaut pour articuler autrement la violence et la peur?

NOUS EXISTONS

Pour France

Draps noirs d’extrême enfance, geste de baptême dérobé, deux doigts sur le cœur. J’aurais donné mes presbytères et jusqu’à l’échoppe de fin du jour dans la lenteur africaine.

Il y eut tant d’aubes et d’estuaires, d’armes polies, de réserves rentrées. Nous avons vécu. Un même sourire sous le ciel mauve des lagunes, le chat de Hurlevent, nos livres aux haleines solubles. Nos féralies se firent longues.

Des caisses au palissandre, les reflets glissent. Le vent balaie des images au tournant de la rue. Parfaits cloués au mur, cendres trop longues, cirques de passage, bogues silencieuses de l’attente.

Puis les poètes sur mur de briques, les ardeurs militantes, la nuque des hommes de la tribu, les baies qui ouvrent le regard. De cela nous parlons sans hâte, avec amour, dans la chaleur des choses. Pourquoi se taire sur les terrasses où l’on souscrit ? Les mots nous criblent. Ils sont aimés. Et rien ne freine l’élan.

IL N’Y A PLUS D’URGENCE

Ce matin, les insectes ne travaillent pas. Ils ont décidé de me regarder.

Il n’y a plus d’urgence.

p.13-15, 25, 47,56,63,67,73-74 ,79 ,81

COULOIRS, N°11-Editions C, Poème dans livre d’artiste avec des peintures de Pierre Olivier, Galerie Frédéric Storme 2000.

COULOIR I

Ce sera une île, une incuse indécise.

Une fanfare y tiendra à peine.

Pas d’insectes qui piquent, le phosphore

des traces, des nasses à vérifier

La vie s’y tassera sous bonne garde. On

devinera des cloisons, des lampes

chichiteuses, des tessons archivés :

milliers de noms, milliers de fêtes.

Règle géante avec point d’eau au centre.

Pour la mesure.

Au fond, monteront des silhouettes.

Parfois des étrangers, gênés de leur

passage. On saluera les retours, les

mains troglodytes.

A défaut d’âme, des maux secrets. Qui

pour surveiller l’infirmière de nuit ?

Le temps sera noir, les jeux obliques, les

branches mortes.

Sous les fragments concédés, plus

personne pour convive.

Lumière au sol, au droit des corps

présents. Au fond, ce sera bien.

On installera des étagères pour

accrocher les lueurs.

Il y aura un sillon à ouvrir, des

graviers à poser au seuil des alvéoles.

On plantera des papayers.

Charpente abaissée, serrures changées.

Il n’y aura pas de livre.

Dehors, les hommes prendront goût au

mime, comme les anges et les

conseillers.

Les puits devront prouver qu’ils

existent.

La forêt sera devant, peuplée de

figurants. Le temps n’aura de cesse.

Les prophètes seront secrétaires de

séance.

Quel flux ? Rien, direz-vous. Le vide

divertira.

A l’entrée du couloir, un homme badgé

tendra l’oreille. Les passages ne seront

plus gratuits.

AUTRE COULOIR

Le dernier mot posé, vous n’aurez plus

d’âge.

Présence et absence seront aussi

Remarquables.

Tout livre vivra aux dépens de celui qui

l’écoute.

Tu n’habiteras plus la ville où tu

habiteras.

Enfants, vous ne monterez plus sur les

manèges joufflus, avec cygnes, sirènes,

carrosses, voitures de pompiers, orgues

de Barbarie et ces pompons à la con qui

vous faisaient pleurer de rage.

Tout sera négociable.

TESSERAE HOSPITALES avec Claude Minière, aquarelles de Jean-Louis Vila, Publications des Marquisats, Compact-Edition, Chambéry, 2003.

© écriture manuscrite de Jacques Imbert

UN

Qui écrit, sa violence ne parviendra pas à dire le comique de la situation : vouloir, à voix basse, faire se briser un verre.

Au verso : micro, photo, appel à tous. Ces textes sont des faux. Quel texte ne l’est pas ? Ils sont simulacres, autant dire représentations. Simulacres sincères, sans la cire suspecte d’une unité factice.

La peur se range au rayon des offrandes, les quérulents ont les mains pleines. La stratégie n’annonce rien de bon. Il est inscrit qu’à la fin des outrages à venir, un glaive te transpercera le cœur.

Ça sonne faux, ça sonne vrai. Ça sonne juste si nous y sommes.

*

[…]

Disons-le, nous avons eu peur dans le noir. Nous le reconnaissons, nous reconnaîtrons la noirceur. Et le noir dans le blanc, pas seulement dans la nuit : dans la chambre au milieu du jour. Et les lumières des dialogues. Et la nécessité de répéter certains noms, certains verbes. Et les tournants. Mais la peur, elle aussi tournera : à l’aigreur dans l’acidité du papier ; à la douceur dans le lait des pensées violentes ; à la révolte sur la route. Dans la tête, tout n’est pas dit. Dans l’haleine, nous avons eu peur de l’excès, compte tenu du gel de cette année.

Au dos, rayures parallèles des lavandes. Au dos, course des mauves.

Rappeler le printemps par un dessin inachevé.

*

[…]

Ce sera un jour de grande émeute, de comptes non rendus, de dévolus jetés. La rumeur dépouillera vos tempes, vous marcherez sans intention. Vous serez le faux fantôme de fausses nuits, un veilleur d’étendage.

Il n’y aura pas de morts mais la disparition d’espaces tendres que vous aimiez. Des mots pour les décombres, l’imposture des visages trop vite conquis.

Au coin des rues enfumées, vous tiendrez pour acquis le roulement des marrons dans la cour de l’école.

Vous tiendrez pour acquises les pertes de la rivière.

*

Ni cartes, ni voyages. Ils ne prêtent plus attention, ne gardent pas mémoire. Tous sont murés chez eux, ignorant les chemins neufs où chassent les hors la loi. La poésie a changé de ring, elle est devenue carnassière, alimente un passage au-dedans d’elle-même.

Les sourires ne coulent plus, les larmes ne sont plus visibles. Le troisième coup arrache l’éclat.

DEUX

[…]

Dans le lit, du sable, des yeux qui te cherchent. Quatre mains faufileront ton corps.

Rien ne répondra plus à la pierre que tu lances ; aucun son, aucun émoi. Les arts périront.

Tu auras pour contrat l’amitié. Est-ce encore une imprécation ?

Tu connaîtras la plus solitaire des solitudes. Géant sur un cheval de bois.

*

[…]

Tu seras un double de toi-même et de l’autre mais l’ombre sera un autre, plus que toi lumineux, aveuglant – et néant.

L’un de tes yeux sera dieu, l’autre le diable. L’eau s’agitera dans les cruches. Le livre s’ouvrira de lui-même. L’unité sera une lutte de tous les instants.

L’ancien tutoiement perdra de sa légèreté, la communauté sera soupçonnée. Des fêtes auront lieu encore, mais un tutu empesé t’empêchera de danser sur les tables, l’épaule penchée gardera le souvenir de distances mal appréciées.

*

[…]

Vous serez les derniers fournisseurs de mots, au carrefour, avant la gare.

Primera, corolla, xsara, nubira, zephira, sephia, felicia, xantia, octavia, multipla, starlet, fiesta ;

Voyager, jumper, polo, bravo, golf, scenic, civic, saxo, matix, berlingo, espero, mondeo ;

Prélude, évasion, ibiza, laguna, alhambra, séréna, sonata, ulysse, caravelle, delta, espace, galaxy ;

Chamade !

Tous ces mots sont à jeter. Les automobiles porteront désormais le nom de leur propriétaire. La Minière sera décapotable : à ciel ouvert.

*

[…]

Vous vous souviendrez à peine de ceux qui n’habitent pas en poètes. Leurs maisons, leurs mélodies laissaient à désirer.

Il y aura un dehors et un dedans. Ou une partie droite et une partie gauche. Cela déjà sera difficile, cousu de mots, coupé-collé de quelques phrases. Mais dans la chambre d’hôpital vous demanderez à la tête comment faire une composition.

Votre propre corps sera comme un objet trouvé, perdu et retrouvé, un objet de peinture, que vous contemplerez, une vanité. Avec ses fêlures, ses zones dures, ses zones d’ombre, une flamme, une veilleuse. Une résistance.

*

Vous accepterez de tourner la tête, de ne pas tout voir. De taire même ce que vous pressentez. Vous resterez parmi les gens, dans le passé, éloigné, inutile. Rien ne vous dépassera.

Ne pensez pas que le paysage pourra vous comprendre, ni les oiseaux, ni les nuages. Ils seront, comme vous, étrangers. Vous aurez beau changer de nom, porter perruque, faire appel au parterre, vous serez figurant. Les imitations de soi seront proscrites. Même le vent sera sourd aux paroles.

Aux heures de sommeil paisible, vous préférerez ces moments brefs, au cœur de l’accueil, au fond du drame, où se détruit tout ce qui falsifie.

*

[…]

Tesson trouvé dans le couloir, transporté jusqu’ici. De quelle alliance porterait-il la trace, la fêlure ? De quel contrat, de quelle séparation ? À un moment, toute chose devient tesson, rien n’a en soi son unité. Une moitié de passé, l’autre d’avenir. Ou partie manquante : imaginée, reconstituée.

Ce sera la chance même de la partie manquante. Tessons palpés dans le noir, écrits dans le jour. Une ligne, un son.

Vous direz en vous-même : « rien de nouveau sous le soleil ? » Si, pourtant sous le soleil, la fêlure deviendra lézarde, vivante, silencieusement.

*

[…]

Sans hésiter à le dire, vous aurez peur des mots. Compté et recompté, le temps n’aura de cesse. La dernière phrase posée, vous n’aurez plus d’âge.

Bouche bée dans les langes, vous deviendrez sourds aux louanges, aux projets, aux conseils. Les rivières seront loin derrière les canalisations.

TROIS

Les traités chinois de stratégie y insistent, le plus difficile est l’attente. Nous attendons. Ou n’attendons-nous plus rien, remontant l’avenue ?

*

[…]

Comme s’il avait fallu que tout débutât par la méthode. Des paroles inédites, un avant-goût de rails indifférents, l’écho des regards. Des mots qui vous pensent et peu à peu, sans retenue, vous dépossèdent. Jusqu’au sommeil et à l’exil. Quand il est fait si large usage d’une violence sans origine, que les souffles vous ceinturent sans vous toucher, à quoi bon les forteresses, quel seuil rêvez-vous de franchir ? S’il faut un jugement, quelle audace le prononcera ?

Égarés dans vos mots, il vous arrivait d’en dresser la liste. Ceux, en premier lieu, où la fricative fait l’entier du travail ou presque : fêlure, fissure, fente, faille, fracture, fragment, fendillement.

Le tesson s’éternise et la nuance guette. Ce qui disjoint est plus sûr : cassure, brisure, lézarde, coupure, craquelure, crevasse, entaille. Le jour existe aussi. Interruption, éclat possible, partage et division. L’étonnement du diamant aurait pris place, mais la grigne ?

*

Les violences sont venues et les forces avec elles. Plus de preuves ni de terre. On ne retrouve plus nos morts.

Où et quand retenter le dialogue ? L’air peut-être est passés là, entre les piliers de l’arche, entre les flammes, au fond des eaux, l’air peut- être se souvient des rictus. Sur les lèvres, le blanc compte ses lettres. Sous un tapis de cendres la nuit se déplisse encore. Ni corps ni lieux. La mort est une idée.

Vous alliez mourir alors. Quels textes auriez-vous écrits ? Des morceaux d’ombre faufilés d’amertume. Les psaumes du temps, des convoitises. Quelques blessures anonymes. Rien qui ne fût menace et déraison.

Personne ne songeait à votre retour. Vous aviez bien fait de taire vos voyages.

*

Quand elle règne tant et tant la connivence, que les sourires ne sont plus qu’entendus et les paroles ignorées, la carte est un fer rouge. Toute lecture est une épreuve.

Alors vous laissez l’homme et son micro, les rubans tricolores, les concessions sur des murs très vides, les gestes prêts à s’éteindre. Vous faites de la distance gagnée une mèche qui court. Aussi décidée qu’une origine.

Garder le contact, c’est un immense effort. Tester les tessons. Couteau d’un petit choc. La fêlure invisible donne une sorte d’harmonie à la gamme barbare.

*

Exil dans l’espace de jeu, lieu de passage des engagés.

Ne plus connaître d’ordre, s’endormir divisé. Contrariété à long terme.

Le lion de Délos, les oies du Capitole, le cheval de Troie, le chien des Baskerville, l’âne de Buridan, l’aigle de Meaux, le cygne de Cambrai, l’ours des Carpates, le loup des steppes, le tigre du Bengale, le marabout de ficelle. Malheur à l’homme seul !

À un moment toutes les phrases deviennent proverbes.

*

Trop d’attente immobile, de voyages entrepris, de parole perdue. C’est un rituel que nul ne peut apprendre.

Le temps n’est plus mauvais élève, dissipé. Il est suspendu à un fil, conducteur sage, en attente.

Présence et absence, sans différence. Sont absous tous les mutismes.

*

Renoncer à ce qui vous anime. Sans le vouloir vraiment, ils s’y emploient, ils vous y poussent.

Vous résisterez bien sûr, appelant les pas qui vous ont précédé, Les fatigues entassées au long des convictions, ces valeurs d’autres temps, d’autres lieux. Ce que vous affichiez en secret comme une élégance et qui vous bâtissait.

Ils se prétendront frères, vous feront complice d’ententes jamais dites, sûrs du miroir qu’ils vous tendent.

Jusqu’à ce que monte en vous une rumeur, de celles que le souffle presse contre les portes. Vous en serez satisfait, un peu surpris quand même d’avoir tant attendu.

*

Sauf à résonner pour personne, dans le vide, les puits doivent se prouver qu’ils existent. La vindicte est de chaque simulacre, les simulacres de tous les décombres.

Cygnes, sirènes, carrosses, voitures de pompiers, orgue de Barbarie et ces pompons à la con qui faisaient pleurer de rage les enfants. Personne ne monte plus sur les manèges.

L’attente, l’oubli – disait Blanchot. Et Bataille : « à l’idiot Dieu parle bouche à bouche ».

*

[…]

Les rafales d’imprécations ne soulèvent que feuilles mortes, dans les archives, à l’automne. Il n’empêche, c’est un soulèvement.

Des choses ont lentement mûri sans qu’on s’en aperçoive. La foudre issue du lourd nuage humain tombe. Il y a un temps de déliaison, de nécessité, de choix arbitraires. L’irréversible prend un autre sens, il est toujours trop tard pour bien faire. Mais une plume vole de barricade en barricade.

*

[…]

Entre vous une part de suspens. De rejets, de meurtres, de rappels. Votre présence inquiète parmi les lignes et les ratures, ces rives obsédantes qui ne sont que rives. Le texte s’éparpille, se défait et s’affirme. Les tas s’amenuisent, vont grossir d’autres tas. Ce qu’il faut d’absence pour le déchiffrement.

Ce sont des traces doubles qui soustraient. Une intervention, sans plus, mais qui prend date. Parler guerrier, c’est trop de profusion, trop de confiance. L’usure aurait prise.

Les arbres s’exercent au mimétisme. On savoure les marches ralenties au bord des fleuves, où s’égrène le ballast. Il y a jeu, à votre gré les serres se déplacent. La terre entre.

*

Un se divise en deux, comme il devise, et s’efforce de se rassembler.

On ne dit que des choses vraies pour tout le monde.

Dégagez les abords, il y a objet, il y a urgence.

Pages 10, 18,20-21 ,28,29,35,37-38,41,43,52,55-57,59-60 ,63,66-67.

RÉUNIR ce qui est épars JACQUES IMBERT, livre d’hommage à JACQUES IMBERT dix ans après sa disparition, 2004-2014. Textes rassemblés par France Imbert, contenant un portrait au fusain de Yan PEY MING publié chez Jacques Brémond Editeur.

Sur la terrasse, se célèbre le repas des morts.

Il se pourrait que je leur manque.

Jardins d’argile, Les fils conducteurs, Éd. Jacques Brémond

Pour Florence

Voici dix ans que Jacques Imbert nous a brutalement quittés.

Dix années de silence.

[…]

Il m’a fallu beaucoup de temps pour retrouver le courage de « réunir ce qui est épars ». J’ai ici rassemblé des poèmes issus de différents ouvrages de Jacques, il aimait les dire lors de lectures. J’ai également souhaité partager ses textes avec ses proches, ses amis, ceux qui ont travaillé avec lui, mais aussi avec les artistes, compagnons d’écriture, poètes qui ont accompagné ses passions. Voici, quelques-uns de ses mots pour faire mémoire.

France Imbert

REVUES auxquelles a contribué Jacques IMBERT, POÉSIE / RENCONTRES Cahier anniversaire des 20 ans, des Peintres et des Poètes, une contribution en duo : texte de Jacques IMBERT et peinture de Marc AURELLE.

Sensible traversé, constitué par l’œuvre. Que la toile organise. En quoi éveille et s’use le souvenir. Temps du réel au réel le passage.

Vient la terre où les signes s’inversent. L’aube ou le soir, l’angoisse ou sa fin. Ce qui accueille, donne asile ou ce qui exclut et terrasse. Ainsi des courbes, qui taillent l’espace, l’animent ou le figent, nous ignorent, font violence ou jouent des creux de tendresse. L’œil lit l’énigme, n’en finit pas de combler ses attentes.

Mémoire sollicitée sans fin, dans une attention qui se heurte aux limites du visible. Et que troublent souvent la suspension, l’indécision.

Où sommes-nous, où en sommes-nous ? De la profusion, de l’inventaire, de la pénétration, du regard, de la « presque disparition vibratoire ». Au loin, derrière le rouge des pièges, la vie provisoire, les soleils et les corps, l’herbe qui avance, au loin la source de l’élémentaire. Quitter le bruit, trouver l’endroit où durer devient possible dans la naissance successive des traces, dans ces mouvements qui s’imposent, dans ces yeux qui s’éteignent.

Marc Aurelle ou de l’état antérieur, en une générosité soucieuse, la prise à partie d’une paix impossible.   p.30

TRAVERSÉE, Les cahiers de Poésie-Rencontres N° 51, Février 2004, Jacques Imbert, portrait de Claude Minière, évocation de Pierre Ceysson Nous fûmes deux, par Jacques IMBERT et extraits de ses livres.