Marie-Ange Sebasti est née à Lyon le 5 février 1944. Elle a vécu dans cette ville jusqu’à son décès le 19 janvier 2022. Poète et chercheure, elle a publié de nombreux livres notamment en poésie. Bibliographie complète.
Ses œuvres poétiques complètes, Empoigner la lumière, ont paru en janvier 2024 aux éditions Jacques André. Pour commander ce livre : https://www.jacques-andre-editeur.eu/livres/marie-ange-sebasti-oeuvres-poetiques-completes/
Les textes publiés ci-dessous ont été lus lors d’un hommage à la poésie de Marie-Ange Sebasti, sur le thème des Frontières, dans le cadre du Printemps des poètes 2023. Nous avons retenu cette sélection pour le dossier anthologique du site les Coïncidences poétiques.
Textes
extrait d’Effleurement
J’ai rêvé
D’un bal excentrique
Où des guitares espagnoles
Tiraient sur leurs cordes sans fin
Des violons autrichiens
Se cachaient dans des lustres
Éclairés de lucioles
Et des tam-tams lointains
Accompagnaient la danse
Un violoncelle en or
Tournait sur le parquet
Ciré avec des fleurs
Et moi je le suivais
Colombine excentrique
Dans le val excentrique
De mon rêve.
*
Le grand voyage vers l’étoile
À pied, à cheval, en voiture
Ou satellite rimaillant
Redouble le temps.
Le grand voyage sans escale
Sans gouvernail et sans voilure
Dépasse les nuages en
Saute-moutonnant.
Vive le voyage à l’étoile
Arborant le fanion de vie
Sans bitume, les pas allant
Martelant le vent
Oh ! le grand voyage à l’étoile
L’humaine course et l’infinie
Celle qui compte les printemps
Ces bornes du temps.
27 août 1962
*
De grève en plage et d’asiles de rêves en oasis de rires
Je fais mon chemin en mendiant ma chance
De mon index plié sur le chêne des portes
Je fais mon chemin aux rimes sans raison
Aux talus de flots volés aux adriatiques
Je fais mon choix d’arbres sans feuilles mortes
Mon choix de voyageurs pour rouler avec moi
Bien passagèrement sur des bateaux sans ancre
Et mon choix de bagages ouvertement
Bourrés de choses désuètes.
Je fais le bleu des jours de ma palette tendre
Je fais la symphonie des vertes géorgiques
Je grimpe, je somnole, je danse
Et meurs de vivre.
*
Carte d’état-major
Féodalité. Servage subtil
des chemins aux routes
péage à propos de n’importe quoi
banalités, corvées
les édits et les hérauts.
La condamnation du chemin sincère
et des pauvres sentes
sentimentales
de la départementale passionnée
du vicinal réduit à la rêverie
de la rue rimant des pavés de fortune
de la ruelle insociable
de l’impasse bornée
et de l’allée à petit-pas.
*
Ils pleuraient
ils voyaient que leur fuite
par delà le soleil levant
et les bitumes piétinés
n’était qu’un enracinement.
Ils couraient
mais plus ils couraient
plus ils s’enfonçaient dans le temps
plus ils appréhendaient leur terre
embrassaient les écorces d’arbre
et protégeaient les pousses tendres.
Leur exode fatigué
n’était plus qu’un mot catalogué
dans les feuillets académiques
leur exode long lent
n’avait plus le goût de l’appel.
Quand ils s’éveillèrent
passés les ans
ils se crurent enracinés
Mais ils étaient pétris de fuite.
20 septembre 1962
*
extrait de Paroles pour une île
COTE
Il y avait des lumières violentes que l’on négligeait et d’autres, douces, qui étaient celles que l’on avait aimées ; elles se faisaient plus tendres à mesure que le bateau s’éloignait, comme pour nous arracher une larme. Les montagnes estompaient leur ligne ; c’était l’heure triomphante des lumières.
Mais les lumières douces, celle que l’on avait aimées, disparaissaient vite, les premières, s’effaçaient devant le dernier au revoir, cet au revoir serein du premier phare, puis du deuxième, lumière blasée, sinistrement sereine du dernier phare.
Le pont se vidait, la nuit du large nous saisissait.
*
LARGE
Je devais me pencher pour mieux regarder le noir de la mer. Un peu d’écume me sautait au visage, un peu d’amertume m’effleurait le cœur ; les grincements du navire et les claquements des portes me scandaient ma tristesse. Dans le noir de la mer mes regards glissaient ; le large était là.
L’île s’était engloutie soudain : montagnes et plages, torrents et maquis avaient sombré et mes yeux déçus cherchaient un arbre ou un phare. La nuit, le ciel et la mer ligués enveloppaient cette catastrophe de neuf heures du soir ; le large me happait, me meurtrissait. Le lendemain, dans la douce clarté de sept heures du matin apparaîtrait un continent.
Le large chante la chanson des îles perdues.
*
INCHANGEE ?
C’était une certaine fidélité que je revoyais en pensant à elle : cette fidélité de la terre à elle-même, du paysage à lui-même, cette fidélité bleue, cet accaparement de bleu, cette uniformité de bleu rompue de vert.
C’était aussi une certaine autre fidélité qui me venait à l’esprit, celle des hommes à eux-mêmes, celle des hommes à leurs ancêtres, cette fidélité obstinée, cet accaparement d’honneur, cette uniformité de fierté rompue d’amitié.
Je me souvenais assez de San Antonino d’un autre âge, d’un âge suspendu entre terre et ciel balanins, à jamais.
*
RITE
Il y avait l’heure attendue, l’heure où le tourbillon de tout un monde coloré et turbulent allait m’entraîner.
Et il y avait l’heure où chacun se réjouissait de voir mourir le jour mais de voir naître autre chose : un état d’âme du soir descendu, un état d’âme du soir despotique.
Il y avait l’heure de l’apéritif.
Alors, au « Golfe », sous la treille, on se noyait dans les papotages, les rires et les regards qui se mêlaient pour faire le soir ; on acceptait d’être de ce monde coloré et turbulent, ce monde qui savait parfois être attentif à la mer voisine ou aux montagnes de l’autre côté.
Et l’on aimait cette heure à cause des sourires d’Yvonne.
*
SANGUINAIRES
La terre s’effritait en îles comme si le grand vent d’entre deux golfes l’avait brisée là, au bout, et émiettée.
La terre s’éparpillait pour accueillir les goélands, se dispersait pour narguer les marins, se défaisait pour amuser les vagues.
Là, au bout, les hommes avaient bâti une tour pour annoncer la mer à la terre et, plus loin, là-bas, ils avaient voulu un phare pour annoncer la terre à la mer.
*
Extrait de Comme un chant vers le seuil
PAS
Il a fallu marcher sur les brisées des pèlerins
contrefaire leur chemin
écarter de lourdes branchées de destin
de nos mains semblables
Il a fallu interroger les carrefours
lire de nos yeux étonnés
ânonner de nos voix faibles
des noms inattendus sur des flèches indécises
ânonner de nos faibles voix
d’incohérents messages
échappés des pierres
Puis vinrent d’incommensurables routes
jusqu’au profil
des paysages espérés
*
OBSTINATION
De côté et d’autre
fut la mer
et rien (ni l’étrave ni
mon regard)
ne lui faisait de mal
Étrange, étrange voyage
Que ce fût aube ou crépuscule
rien (ni la ligne amère
de l’horizon
ni le chalut en son plein cœur
ni la curiosité des hommes)
ne lui faisait de peine
Irons-nous encore
en d’étranges voyages
fréquenter chez celle
qui n’aura point de temps à perdre
avec nous ?
*
LIGNE
Inutiles révoltes d’algues
où toutes les larmes du monde
s’apaisent
Refuge extrême des pas d’hommes
où capitulent
les sables
Ceux qui savaient parler
ont appris le silence
où se blottit la mer
*
HISTOIRE
Il n’y a jamais d’acconier
qui veuille décharger mes peines
dit l’homme fatigué
qui fit des milliers
de milles marins
jusqu’aux îles
et qui pleurait
près des bornes d’amarrage
Mais le pilote du port
debout
sur sa pilotine verte
agita la main
et l’homme qui pleurait
près des bornes d’amarrage
qui avait fait des milliers
de milles marins
jusqu’aux îles
tourna ses yeux vers la ville
*
ACCOSTAGE
Tant et si bien que pleure le jour
s’efface le regard des mers
Septembre au petit matin
a penché pour la terre ferme
Septembre au petit soleil
s’est épris des grands fleuves dociles
Tant et si bien que geint le ciel
s’appauvrit notre visage
Notre regard et celui des mers
était le même
*
COURANTS
En toutes eaux
les villages noient leurs secrets
ô confluents enviables !
ô jalousés deltas !
Ce qui menait aux fleuves n’avait pas de nom
conjugaison de rêves et de pavés
une fatalité
peut-être
Méditation des coques sur les fleuves
Naître entre deux eaux
était déjà se souvenir
*
LE PRIX
Ils cherchèrent les torrents
C’est aux oiseaux de dire
ce qu’il leur en coûta
Les eaux folles s’apitoyer
sur les pas téméraires
des poètes !
C’est aux oiseaux de dire
(qui volent bas dans les vallées
qui entendent pleurer
les hommes)
ce qu’il leur en coûta
*
LOIN DU SEUIL
Qu’aurait-on fait de tes voyages ?
on les aurait empoussiérés
Qu’ils aillent se croire légendes
à courir à travers les landes
Qu’aurait-on fait de ta pauvre âme ?
On l’aurait mise au coin du feu
Qu’elle aille s’éprendre des grèves
où nulle flamme ne retient
Qu’aurait on fait de ta jeunesse ?
Quelque veilleuse à la fenêtre
Poète, passe ton chemin
*
Extrait de Contours apparents
On peut toujours posséder la terre
et la déposséder
habiller sa chanson de limites
et la déshabiller
On peut sans doute en pointillés
embrasser cette figure
et s’en éloigner
Le verbe aimer se conjugue à plaisir
dans le duvet de ce volume
et de ses perspectives
à l’abri des contours apparents
*
Le goût de l’eau
Vérifie tes tonneaux, arrondis
tes jarres
nettoie les puits et les fontaines
Remplis les bacs, les cruches et les aiguières
Réveille fiasques, gourdes et carafes
et tout autour dessine une frise d’amphores
Mais bientôt
assure-toi le concours des mers
Un bonheur n’arrive jamais sans soif
*
Diaspora
Dispersé à grande vitesse
avec quelques princes au règne tardif
couronnés de la marquise des gares
feu follet
des cafétérias taciturnes
de tous les bouts du monde
il agite
de grands mouchoirs transatlantiques
au bastingage de vieux ferry-boats
le peuple des rêves
*
Extrait de Presque une île
Tu joues
au navigateur solitaire
Tu détiens
la trace des espoirs
en nue-propriété
*
la citadelle n’avait d’yeux
que pour nos abordages
et négligeait les grands oiseaux
qui la cousaient au ciel
*
Ici
est l’alibi
Il est en résidence surveillée
par des frontières de roc et de sable
Ailleurs
n’existe pas
*
Soudain s’impose
une aire à circonvenir
un terrain à bâtir
et le fil du voyage
se noue
*
Ne va pas blottir
les escarpement de ton âme
dans l’impasse douillette
où nul horizon ne fait son nid
*
La plage
aura toujours le dernier mot
Sur le silence
elle renouvelle ses châteaux
*
Un colporteur innocent
traverse sans fatigue la contrée
la besace pleine
d’almanachs anachroniques
tandis que vrombit l’horizon
*
Votre chemin marqué
d’indélébiles transhumances
ne passe pas
inaperçu
Et le prendre n’est pas
sans danger
*
Un continent blessé
tournait le dos à tous ses ports
Le veilleur somnolait à la fenêtre
peuplant son univers d’atolls
Une île se targuait au loin
d’amers indescriptibles
Continent blessé agrippé
par tous ses phares
*
Éloigne- toi
de l’altière beauté
Reprends ton souffle
dans le terrier de l’exil
*
Extrait de Corse dans le chalut des jours
Y aura-t-il assez de place
dans l’humble maison
pour ces pas que blesse
chaque contremarche
et pour ceux-là qui volent
au-dessus des seuils ?
*
Extrait de Marges arides
ils arpentent longtemps
des terroirs généreux
qui les chargent d’amphores, de pierres précieuses
et du sommeil de vieilles divinités
ils atteignent parfois
des marges arides
qui les somment de révéler
des vies évaporées
*
Sur l’horizon des mirages
se profilent des héros vaniteux
et des reines rêveuses
qui s’éprennent de la caravane des mages
et du chœur des anges
et le sable devient mosaïque
dans le couchant
*
Ils traversent parfois
le gué de mes songes
en leur volant un peu
de pourpre et d’or
Puis ils poursuivent leur voyage
Et je les laisse s’éloigner dans la poussière
dans la lumière
des longues pistes caravanières
*
Monticules terreux
les siècles dorment
Quelques troupeaux viennent brouter
les herbes rares
de leur profond sommeil
Tu rêves de leur lent réveil
dans les couleurs ensoleillées
de leurs foules
*
Un nomade surgit de l’horizon
Il retient le vent
et chasse les pierres
chargé jour après jour
d’amadouer la steppe
de lui bâtir un cœur d’alpage
où s’abreuver
*
Il exécute le silence
en déroulant ses partitions
et la terre s’habille de sources
Quel est cet instrument
qui console les siècles ?
*
Une porte barrait tout le désert
montait jusqu’aux étoiles
de long en large il vérifia ses faiblesses
de bas en haut il mesura sa force
et lentement il la poussa
libérant en douceur
le brouhaha des siècles
*
Et le soleil plombait les gestes
mais pouvait-il peser sur nos ailes
abîmer notre souffle ?
*
Ils posent leurs cahiers
et leurs tessons
fatigués d’avoir réveillé
les terres brûlées
Ils ont trouvé le puits et le palmier
Un nomade sourit
*
Étourdis ils s’adossent
aux éboulis du jour
Demain pourtant tous les chemins
seront désencombrés
Demain relèvera
les pierres inscrites, les fûts
des plus hautes colonnes
réveillera les temples et les places
Demain dénichera sous les gravats
les abords du soleil
Alors ils feront face encore, éblouis
Ce poème (Demain) a été illustré par Bernadette Planchenault, graveur, 2004.
*
À force de scruter la ville
sans échafaudage ni plan
tu la bâtissais
*
Aujourd’hui, vers dix heures
nous avons découvert un large seuil
Un homme s’y tenait debout
flagellé de lumière
Il nous offrait son aide bénévole
pour mettre au jour
les vestiges infinis de la parole
*
Il caressait la pierre
pour la faire parler
mais elle n’était ni banc ni seuil ni stèle
et ne comprenait rien
à son éternité
*
Un vent neuf émergeait
des ruines, se redressait
reprenait lentement son souffle
pour porter de vieux mots dépaysés
au vaste monde
*
Vérifiez mes bagages !
Des pas pressés, des cris usés
sur des marches brûlantes
quelques tessons de jours ordinaires
ici l’exclamation d’une servante
et les ordres d’un roi déchu
La rumeur qui monte du port
je l’ai calée sur ces fous-rires, là
entre larmes et aurores
Et dessous, assourdies
les prières qui fuient
le déluge et l’incendie
Vérifiez toutes mes malles !
Je ne rapporte aucun trésor
*
Il écoute impassible un vent familier
glisser dans les fenouils
une langue étrangère
amadouer les ronces
Il écarte sans bruit les branches
et nous regarde dresser la liste
des objets de sa tombe
*
Je venais de franchir le seuil de sa maison
quand une voix forte surgit de la pierre
Je te raconterai les colères divines
et la ténacité des caravanes
Puis tu diras au monde
la mélopée brisée de nos légendes
Tu sauras tout de mes affaires aussi
La richesse de mes cargaisons
fera pâlir d’envie tous vos docks
*
Extrait de La porte des lagunes
Sur la mappemonde écarquille
les yeux, vois
le pays rosé qui retint l’idée de toi
puis ce point immobile
sur le gros registre qui connaît ton nom
et ton adresse, suis
la rue désinvolte
qui t’a présenté le monde
Traverse le jardin public, respire
la beauté tenace du magnolia
un enfant sur la plus haute branche
*
Tu te tapis
derrière la porte des lagunes
pour attendre
le passage des migrations
*
Lorsque le soleil décréta
le tumulte des couleurs
le peintre triste hocha la tête
et tourna les talons
Alors put sortir de l’étang
la belle qui s’y ennuyait
*
En cas de vertige
rejoignez cette rive
de sable encore tiède
où vous êtes passé
distraitement peut-être
Et racontez ces pas
que volera bientôt le vent
*
Ils retiendront leur souffle
dans la paix transparente des lagons
avant de franchir
les fracas splendides
de la barrière de corail
*
Parlemente
avec la frontière
si tu veux revoir
les papillons bleus
les fous de Bassan
les mouettes rieuses
tes peines perdues
*
Il ne suffira pas d’arraisonner la lumière
pour prendre un peu de sa folie
Mais il faudrait à l’abordage
en arracher quelques rayons
et d’abord
trouver en soi le pirate
l’habiller, le sermonner, le dépêcher
sur des mers dangereuses
dont il n’a pas la carte
*
Au large de la terre méconnue
que le soleil efface
en se riant des géographes
le vent se dérobe
et nargue les navigateurs
coléreux dans les longues pannes
*
Permettez-moi de m’adosser
au bout du monde
pour écouter sans fatigue
la rumeur des falaises et des préaux
*
Les frontières avaient grande allure
et demandaient des révérences
On les laissait sans peine
tenir leurs distances
On connaissait
le chemin des contrebandiers
*
Extrait de Villes éphémères
Qui saurait aborder sans crainte au regard ténébreux des façades énigmatiques?
Qui pourrait trouver la borne où s’amarrer?
*
Extrait de Bastia à fleur d’eau
Octroyer à la ville
sa part d’horizon
quand elle m’aura donné
sa part de ruelles
marmonne la mer
*
Encore quelques pas et la lumière
aurait raison de tous les lacis
encore quelques appels et le silence
aurait franchi tous les grillages
mais rester encore dans l’ombre
et la prière
*
Les oiseaux migrateurs
ont fait escale sans savoir
qu’ils ne partiront plus
et tournoieront infiniment
imbus de nouvelles couleurs
*
Extrait de Haute plage
Ils nous ont engrangés dans l’aurore
donné des ailes
pour traverser les jours
Ils nous ont indiqué l’espace des sittelles
et des aigles royaux
Notre héritage n’est pas forteresse
*
Autour de l’île, ma flottille
battait pavillon d’impatience
dans l’attente
des cargaisons promises
transportées lentement sur ces sentiers rebelles
habiles à dompter
l’incorrigible roc
*
Une sourde rumeur d’embarcadères
et de docks épuisés
déloge à jamais le silence
dans les hautes clairières
des forêts démâtées
*
Le phare inextinguible
Le sémaphore infatigable
signalant l’embellie des prochains sillages
La tour qui prévient de l’orage
et proclame les mots
des anciens seuils
Mon nécessaire de voyage
*
Le jour s’enfuit au large
loin des flaques et des mares
enfourche ces cavales d’écume
qui jamais ne prennent parti
entre les eaux territoriales
et la haute mer
*
Aussitôt dits
les soleils dénombrés
trouvaient une aire
où reposer leur course
Aussitôt faites
les ombres s’étiraient
volaient la sieste des soleils
*
Ce matin les oiseaux
ont picoré ses derniers mots
Puis ils sont partis
traverser les mers
*
Puisque la terre ferme a tourné le dos
Je resterai longtemps
entre l’écume et le roc
à scruter le ressac
qui le réinvente
*
Les grains de sable crissent
sous ma plume appliquée
aux pleins et aux déliés de son nom
Mais ils résisteront aux siroccos
et mon encre sympathique
triomphera de la vague déferlante
*
Qui saura
conjurant l’iris têtu
du mauvais œil
traiter du bon usage des golfes?
*
On enserrait
dans nos drapés de solitude
de pauvres récoltes mêlées au ciel
de quelques prés inabordables
on ruminait le clair-obscur
*
Au bord de l’embarcadère
quelqu’un se dispose
à défrayer la mélancolie
en lui proposant
un très long voyage
vers d’autres amarres
*
Une lumière intarissable
inonde cette route
où rien n’interdit de rouler
à grande vitesse
à toute heure
feux éteints, yeux brûlés
jusqu’au prochain maquis
*
A cette joie
Elle avait surgi là
dans un champ de décombres
les bras offerts
Elle disait je t’invite
à la haute montagne
Elle répétait je prends
l’excédent de bagages
Elle marmonnait
que je l’avais claquemurée
Mais qu’elle avait des dons
de passe-muraille
*
De grands oiseaux marins
ont prévu d’atterrir sur des rivages clairs
pour donner des nouvelles du monde
Ils ont noirci leurs ailes
aux cendres des dernières forêts
rougi leurs pattes
aux bords usés des continents
Mais pourront-ils décolorer
ces mers intérieures
où naviguent les rameurs du soleil?
*
Les mots réconciliés
peuvent bien sonner à ma porte
Je suis déjà partie
avec tous mes bagages
attendre un taxi hasardeux
pour d’autres demeures
*
Les mots gambadent
dans des prairies dont je m’éloigne
Ils s’approprient
une eau que j’ai captée
Ils épuisent les fontaines
Je m’achemine
avec mes outils de forage
vers un nouveau désert
*
Les fleuves ne m’ont pas laissée libre
Les fleuves m’ont enserrée
habillée en presqu’île
Les fleuves m’ont obligée
à vérifier berges et quais
pontons et ponts
à contrôler crues et décrues
*
En sautant dans le bac essoufflé
sur la rivière sépia
on voudrait accoster sur cette autre rive
où ils se tiennent
leur demander avec malice
comment ils ont parlé d’amour
et s’ils ont quelquefois
pensé à nous
*
L’autre rive
est déjà fixée dans son regard
Il m’a croisée sans voir le mien
Il n’a pas remarqué
au milieu du pont
l’homme immobile
qui ne sait plus rêver d’aucune amarre
d’aucun delta
*
Si vous passez par là
n’hésitez pas à frapper à ma porte
pour parler à loisir
des confluents, des passerelles
et des claquements d’ailes
des oiseaux migrateurs
si je ne suis pas en train de voler
entre les deux eaux
Extrait de Cette parcelle inépuisable
Terre d’encre et de papier
dans l’enclos du poème
et pourtant rose chair
Terre d’azur d’émeraude
en pleine page
et pourtant noir profond
Terre pastel sur la marge
ténue entre les lignes
touchée du doigt pourtant
Terre désincarnée
dans l’enclos du poème
et pourtant serrée dans mes bras
*
Une nuée d’enfants migrateurs
virevoltait dans le jardin public
et venait graver ses rires
sur la pierre des statues
picorant sans merci
des gestes périmés
*
à perdre haleine
tu poursuis le jour
et tu rattrapes abasourdie
chacune de ses heures
Quand la lumière se déchire
tu sais toujours trouver
un fil rebelle
pour la recoudre
et revêtir fiévreusement
ton impatience
Tu veux renaître
chaque fois
*
Je taillais des blocs de granit
pour bâtir ma demeure
Puis j’échappais à toute vigilance
pour dévaler quelques versants
jusqu’à des heures de sable
lentement égrenées
Alors je refaisais surface
sur l’écume
*
Tu espères le coin de la rue
l’autre paysage
l’autre personnage
l’autre bavardage
et pourtant tu prends
tes jambes à ton cou
*
Ils étaient partis naviguer
autour du monde
sous d’autres yeux
postaient distraitement quelques missives
oblitérées d’oubli
sur d’autres îles
Ils s’étaient assoupis burinés
dans les bras tendres d’escales au long cours
Juste retour des mots
Ils sont à quai
*
Veilles dédiées
à l’approche des terres inconnues
Paupières fermées
sur les contours des portulans
Portes claquées
au nez d’arrogants colporteurs
Fenêtres embuées
Je n’ai pas vu le sentier de la guerre
*
J’exerce mes pinceaux
à rattraper la joie
sur la ligne de fuite
*
Tourner le dos à la montagne
désenchanter la mer
déserter la forêt
et monter lentement
en tenant bon la rampe
de l’escalier trop raide
vers ce rai de lumière
qui patiente serein
à l’étage dédaigné
*
Extrait de La connivence du marchand de couleurs
Ceux-là n’ont pas craint
de partir très tôt
Ils ont déjà frôlé ce monde
qui fourbit de nouvelles couleurs
Renoncerait-il
à les rattraper?
*
Aucune traque
aucune chasse
D’étape en étape
nulle exploration
juste
un élan
*
Accueillir le plus ample
Associer notre souffle
à tous les points cardinaux
Arrêt sur girouette
*
Une maison attend peut-être
Un hameau, un village sûrement
feront surface
Des villes surgiront de l’horizon
plus loin, plus tard
Pour longtemps ce chemin
suffit
*
Le chemin le serre entre ses paumes
le presse de revenir sur ses pas
Tenace il se défend
doigts agrippés
à sa feuille de route
*
Voyageur en déroute
navigateur fragile
stupéfait
dans la barque qui vogue
sur des prairies d’aigue-marine et d’outremer
*
Il ne réclame rien
au bout des terres
qu’un peu d’écume
un estuaire un embarcadère
un simple ponton
une coque de noix
pour piéger l’azur
*
Il atteint le rivage
il s’habille de sable
pour épouser la vague
mais s’en sépare vite
et gagnera bientôt
une hauteur de vue
du côté des amers
*
La nuit invente
de grands navires chargés d’azur
amarrés dans des ports
inconnus des affaires maritimes
*
Pied à terre
avant d’imaginer
toute migration
empoigner la lumière
*
Il ne s’est jamais présenté
au poste frontière
Il s’est insinué
sur des terres étrangères
qui ne demandent jamais
d’où il vient
*
Sans crier gare le monde écarte
ses vastes forêts
déboise, débroussaille
attend
celui qui vient vers les mirages
de nouveaux déserts
*
Cheminer jusqu’au prochain village
séjourner quelque temps
dans ses aubes rieuses
ses midis généreux
Prévoir aussi
l’indifférence
*
Le désir était vif
d’aller encore un peu plus loin
bien au delà de la première haie
peut-être même au bout du paysage
Les pas se révoltaient pourtant
refusaient ce jardin détrempé
jusqu’à l’autre côté de la terre
Alors ils ajustaient leurs ailes
*
De l’autre côté du fleuve
il abandonne aux rives
ses bagages de mots
Comment y accéder
avant l’inondation?
*
On l’a perdu de vue
On cherchera l’empreinte
de sa silhouette
on épiera
le froissement de son passage
*
Il s’est encore posté
au bord de l’univers
Par où passer pour le rejoindre?
Je ne peux trouver trace
de ses sentiers
sur ma carte routière
*
Il pourra s’accorder une parcelle de lande
une falaise, un pré
et s’allonger sous les étoiles
pour donner enfin quelques réponses
à leurs questions
*
Extrait de La caravane de l’orage
Elle tape du talon en fredonnant
Elle veut faire connaître ta naissance
de l’autre côté de la terre
*
De l’autre côté de la terre
une rumeur enfle
Tu es venue au monde
de part et d’autre
*
Prévenues les ambassades
envoient leurs félicitations
leurs mots de bienvenue
La petite princesse
ne sait pas lire son courrier
Elle se tourne en soupirant
sur le côté
*
Je te montre les ponts dit-elle
et près des sommets
les refuges
La voix veut-elle t’inviter
à dormir
ou à rester toujours
éveillée?
*
La voix dessine crêtes et rivages
plages et rocailles
rivières à traverser
Tu n’en crois pas tes yeux
Tu les refermes en attendant
ton âge de raison
*
La voix pose dans le berceau
des mots qui ne redoutent ni vent ni foudre
alourdis de promesses séculaires
Et l’enfant rit
qui sait déjà tout des anciens mondes
prêt à mener sa barque
sous de nouvelles lunes
*
Avec la grue cendrée et l’hirondelle
tu transperces le ciel
de tes allers-retours
Des voix t’appellent
sous leur belle toiture
dans leur jardin bien dessiné
Des voix t’invitent
sur l’herbe des savanes
sous l’arbre des palabres
Toute saison t’ouvre la voie
sur chaque continent
*
Et sur les ailes des cigognes blanches
au-dessus des grands lacs
et des villes grouillantes
jusqu’à la plus sourde des forêts vierges
jusqu’à la plus profonde des palmeraies
sur les ailes des cigognes blanches
les notes longues
d’un chant bien tempéré
prêtes à croiser tous les tam-tam
cœur battant
*
L’alouette des champs
retourne à son hivernage
d’autres contrées serrées dans ses pattes
terres d’automne à disperser
cris de printemps et d’été
retenus quelque temps dans son bec
L’alouette des champs
approche de son hivernage
entend les tambours annoncer
sa nouvelle saison
*
Avec l’alouette des champs
avec la grue cendrée et l’hirondelle
et sur les ailes des cigognes blanches
tu transperces le ciel de tes allers retours
De joyeuses comptines t’invitent
dans les cours d’école
Des refrains mélodieux t’appellent
près des berceaux
Toute saison t’ouvre le chant
de chaque continent
*
Et ces paroles rebelles
qui se débattaient
les vents alizés
les ont volées
les ont posées
dans des ports lointains
sereins
*
Certains, longtemps serrés, silencieux
dans cette pirogue
qui glisse avec lenteur
vers l’estuaire imaginé
et d’autres, enlacés longtemps sur la plage
les yeux rougis, fixés
sur le retour des Amériques
*
Un grand voilier cinglant vers l’Ouest
avait chargé la voix de l’ancien monde
dans ses cales alourdies de fruits tropicaux
Longtemps elle resta somnolente
fourbue de nostalgie
sur la terre inconnue
Longtemps elle entendit l’écho lointain
d’un rythme abandonné
Mais quand le saxophone
le trombone, le piano et mille percussions
défièrent le silence
La voix posa sur l’autre monde
ses notes bleues
*
Dans la poussière des routes traversières
d’une mer à l’autre
de la montagne au marécage
et dans l’écume des routes océanes
d’un continent à l’autre
et d’île en île
de jour en jour
le dictionnaire s’alourdissait
de nouvelles pages
Extraits de Signaux sans fin
Les lisières s’interrompent
les lignes s’estompent
les frontières s’évaporent
l’espace est inimaginable
et pourtant
je me terre
*
Combien de perpendiculaires
et de parallèles tenaces
de courbes et de montées
menant à de fragiles passerelles
jusqu’à la vision d’un rivage
où s’étire le temps perdu
à trouver sa voie !
*
Signaux sans fin
bornes subtiles
arbres bavards
Les chemins
ne te cachent presque rien
Presque rien
souvent se déchaîne
27/08/21
*
Plus loin je sais aller
sans me perdre
Parfois je rencontre un mot
qui m’égare
08/09/21
Textes parus dans la revue Laudes
Laudes N° 90, p. 40 (1988)
Noyer, noyer sans fin en ce granit
la noire orpheline d’août
battue de grêles éternelles
puiser, puiser toujours en ce granit
le ciel rieur de cette voix
le ciel moqueur de cette vie
brûlante
au soleil de tes paraboles
*
Rien n’engloutit
Rien ne consume
Rien ne trouble
Ni ravin ni deuil ni colère
l’intense profil de l’amour
Laudes N° 100 p. 31 (1990)
Passante
Je ne serai pas l’incendiaire
des rivages déchus
où des reines d’une heure prenaient la pose
Je ne serai pas l’herboriste
des jardins défaits
où plastronnaient des papillons bavards
Je laisserai les algues à leurs sables
et les orties à leurs phrases
les mains libres
Laudes N°117, p. 16 (1995)
Le reflux
Elle voudrait bien
franchir la ligne des dunes
voler jusqu’aux clochers
monter longtemps au flanc
d’Alpes farouches
Elle aimerait encore
dans le sillage des long-courriers
planer sans jamais redescendre
Elle envisage
de porter aux nues
les crabes et les nasses
et ces chemins vaseux
où sombrent les pas
La marée basse étale ses projets
Laudes N° 120 p. 58 (1995)
Elle descend de son piédestal
légère dans sa lourde robe
Et c’est moi qui porte l’enfant
Jusqu’où marcher, jusqu’où rêver
Faut-il prendre cet escalier
Va-t-elle toujours m’accompagner ?
Elle s’arrête et ne répond pas
Je ne vois plus sur son visage
qu’un écho distant de mes paroles
Et dans ses bras l’enfant sourit
Laudes N°145 p. 9 (2002)
Regarde-nous
Nous accourons
de toutes les frontières
bras resserrés sur l’hiver des prières
transis, vêtus de clair-obscur
Augmente-nous
Petite
lumière assise
aux marches de Pâques
Laudes N° 152 p. 20 (2003)
Figure obstinée
oserai-je sortir
de mon sentier de plâtre
rattraper les mesures
de la pastorale ?
Oserai-je voler
un peu d’allégresse
au ravi ?
Laudes N° 157 p. 12 (2005)
Une porte barrait tout le désert
montait jusqu’aux étoiles
De long en large il vérifia ses faiblesses
de bas en haut il mesura sa force
et lentement il la poussa
libérant en douceur
le brouhaha des siècles